Je n'ai pas l'habitude d'utiliser des témoignages personnels dans mon travail parlementaire, mais je vais faire une exception. Je voudrais vous parler de mon beau-père, Jean.
Jean a obtenu, il y a des années, une thèse de doctorat en physique, option mécanique des fluides. Il a par la suite publié de nombreux articles dans des revues scientifiques de niveau international. Il intervient aujourd'hui comme expert pour auditer l'efficacité des circuits de refroidissement de nos centrales nucléaires. Pour le dire simplement, Jean a très bien réussi sa vie professionnelle.
Le problème, c'est que Jean ne s'est pas toujours appelé Jean. Son prénom de naissance est Saïd. Après l'obtention de sa thèse, Saïd a cherché pendant plusieurs années un poste d'ingénieur en lien avec ses compétences. Pour pouvoir vivre, il a été serveur et a travaillé sur des chantiers. En désespoir de cause, Saïd a décidé de demander à modifier son état civil pour devenir Jean et a supprimé devant son nom de famille le préfixe Ben, qui signifie « fils de » en arabe. Il a obtenu en moins de quinze jours un entretien d'embauche, qui a débouché sur un recrutement. Ce n'est qu'après de longues années de vie professionnelle qu'il a repris son prénom de naissance.
Le cas de Saïd n'est pas isolé. Nombreux sont nos concitoyens qui, à force de se voir refuser l'accès à un emploi ou à un logement, décident de changer de nom, de mentir sur leur âge ou sur leur adresse. Nombreux sont ceux qui sont contraints de se dépouiller d'une partie de leur identité pour pouvoir vivre dignement, en raison des discriminations qu'ils subissent. Nombreux aussi sont ceux qui se résignent et poursuivent leur chemin sans que leur soit apportée une réponse à la hauteur de ce qu'ils vivent. Une telle violence symbolique n'est pas acceptable en République. C'est l'objet de cette proposition de loi.
Discriminer, c'est traiter de manière différente deux personnes dont la situation est comparable et qui ne se distinguent que par un critère : par exemple l'origine, l'âge ou l'adresse. Les discriminations remettent en question le principe d'égalité au fondement de notre pacte républicain. Elles sont source de ressentiment chez les personnes qui les subissent et favorisent le repli communautaire autant que les tensions sociales. Les discriminations sur le marché du travail ont par ailleurs un coût économique important, comme le montre France Stratégie, qui estimait, dans un rapport de 2016, que la suppression des discriminations en matière d'emploi augmenterait le PIB à long terme entre 4 % et 14 %.
En 2020, selon l'Insee, 18 % des personnes de 18 à 49 ans déclaraient avoir subi des discriminations, contre 14 % en 2009. S'agissant de l'emploi, plus d'un quart de la population active considère que les individus sont souvent ou très souvent discriminés au cours de leur vie professionnelle, quel que soit le critère envisagé. Par ailleurs, 42 % des personnes actives ont déclaré avoir été témoins de discrimination dans le cadre de leurs activités professionnelles. Ces chiffres montrent que les discriminations ressenties restent intenses, ce que confirme une note du Conseil d'analyse économique publiée en juin 2020 synthétisant les études réalisées depuis vingt ans.
Ces résultats peuvent surprendre, car la France dispose d'un arsenal juridique très étoffé contre les discriminations, mais son application est particulièrement complexe. Dans son rapport de 2020 consacré spécifiquement aux discriminations liées aux origines, le Défenseur des droits notait que « si le droit des discriminations s'est considérablement développé, le recours contentieux est une démarche lourde pour les victimes et son impact reste limité comme outil de dissuasion et de lutte contre les discriminations ».
Démontrer l'existence des discriminations et lutter efficacement contre ces comportements requièrent des actions spécifiques. L'enjeu est moins d'ajouter un nouveau critère de discrimination aux vingt-cinq que mentionne déjà le code pénal que d'améliorer l'efficacité des outils permettant de changer les pratiques. Parmi eux figurent les tests de discrimination, qui ont fait l'objet depuis plusieurs décennies de nombreux travaux académiques et d'expériences de terrain, lesquels ont validé leur efficacité. Deux types de tests méritent d'être distingués
Le test statistique tout d'abord, généralement pratiqué par des chercheurs indépendants, qui consiste à adresser un nombre important de candidatures similaires, ne différant que par un critère de discrimination choisi, afin d'observer d'éventuelles différences de réponses. Parce qu'ils reposent sur des candidatures fictives, ces tests ne sauraient être admis comme preuve dans le cadre d'un recours juridictionnel. En revanche, la publicité des résultats, aussi connue sous l'anglicisme name and shame, peut conduire à changer les comportements des acteurs, mais cela suppose certaines conditions qui ne sont pas réunies.
Il est en particulier nécessaire d'organiser un dialogue entre les parties prenantes que sont les représentants des entreprises et de leurs salariés, les associations et les chercheurs, afin de partager en amont la méthode des tests et de définir les conditions de publication des résultats.
Il s'agit aussi d'accompagner les organisations dans leurs changements de pratiques. Ainsi, des tests statistiques ont récemment conduit à la publication des noms d'entreprises identifiées comme discriminantes, sans qu'une discussion n'ait pu avoir lieu en amont sur la méthodologie des tests. Ces entreprises ont donc contesté les résultats et envisagé des recours juridiques plutôt que de modifier leurs processus de recrutement.
Pour remédier à ce type de problème, ce texte propose un cadre permettant de discuter la robustesse des tests statistiques avant de les réaliser, afin que leurs résultats soient plus acceptables pour les différents acteurs. Les auditions ont montré que les partenaires sociaux souhaitent être pleinement associés à ce cadre.
Un autre enjeu est le développement de certains algorithmes qui, en exploitant l'intelligence artificielle (IA), conduisent à discriminer certains profils, sans que cela soit nécessairement voulu. Ce type d'algorithme se développe très rapidement dans les services de ressources humaines, et les auditions de chercheurs ou de directeurs des ressources humaines (DRH) ont souligné l'intérêt des testings statistiques pour repérer les biais qu'ils induisent.
Le test individuel à portée judiciaire consiste, quant à lui, à mettre en évidence une discrimination subie par une personne réelle, en adressant une candidature similaire à la sienne mais dépourvue du critère de discrimination. Parce qu'ils permettent d'établir un préjudice, ces tests sont admis par le code pénal comme une preuve de discrimination ouvrant droit à réparation.
Les tests de discrimination, statistiques ou individuels, se distinguent de la démarche des statistiques liées à l'origine, ou « statistiques ethniques », puisqu'ils ne reposent nullement sur la collecte systématique de données individuelles. Cette proposition de loi vise donc à étendre et sécuriser la pratique de ces deux types de tests et, ainsi, à renforcer l'arsenal de lutte contre les discriminations. Elle vise aussi à améliorer la connaissance des phénomènes de discrimination.
Son article 1er prévoit la création d'un service placé sous l'autorité du Premier ministre visant à lutter contre toutes les formes de discriminations. Il s'agirait de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), dont les missions seraient donc étendues. La proposition de loi confie à ce service la mission d'aider les citoyens qui en feraient la demande à réaliser des tests individuels pour vérifier s'ils sont victimes de discrimination. Il serait également chargé de réaliser des tests statistiques sur des entreprises et des organismes publics selon un programme de travail défini par le Gouvernement. Afin de garantir que des moyens suffisants seront dévolus à la Dilcrah pour assumer ses nouvelles fonctions, un amendement au projet de loi de finances pour 2024 augmentant son budget de 3 millions d'euros a été déposé par le groupe Renaissance et adopté en première lecture.
L'article 2 prévoit la création, au sein de ce service, d'un comité des parties prenantes, chargé d'élaborer et de valider la méthodologie des tests, de proposer la publication de leurs résultats et de formuler des recommandations à destination des personnes morales testées, afin de faire partager à l'ensemble des acteurs les mêmes pratiques et de consolider les connaissances en matière de lutte contre les discriminations pour faire progresser effectivement les pratiques.
L'article 3 donne une base législative à la diffusion des résultats des tests statistiques et donc à la publication des noms des organisations dont le comportement discriminatoire a été établi. Afin d'améliorer les pratiques des acteurs, cet article prévoit que, pour éviter la publication des résultats des tests, les personnes morales concernées aient la possibilité de définir par le dialogue social un plan de lutte contre les discriminations. À défaut, des sanctions pécuniaires s'appliqueraient.
Les tests ne sont pas une réponse miracle aux problèmes de discrimination. Tout d'abord, parce qu'ils reposent sur le principe de la candidature et ne sauraient identifier, par exemple, des discriminations qui ont cours dans le déroulement de la carrière professionnelle. Ensuite, parce que les tests doivent s'insérer dans une stratégie globale, qui inclut notamment des actions de sensibilisation, de formation, mais aussi des sanctions. S'il existe des sanctions pénales et civiles suite à un test de discrimination individuel, ce n'est pas le cas suite à un test de discrimination statistique. Ce texte vise à inscrire dans la loi de telles sanctions. Il sécurise ainsi juridiquement la publication des résultats des tests statistiques.
Tout n'a pas été tenté pour faire reculer les discriminations. Systématiser la pratique des tests est une voie prometteuse qui mérite d'être empruntée. Suite aux auditions et aux échanges avec un certain nombre d'entre vous, des amendements ont été déposés qui permettront, je l'espère, d'améliorer ce texte.