« Aucune société n'abandonne ses morts sans précaution rituelle » : tel est le constat du sociologue Patrick Baudry. Chaque culture, chaque religion, chaque société a sa manière de vivre la mort, mais toutes se retrouvent dans la nécessité d'un rite funéraire. Quel qu'en soit le cérémonial, ce rite permet de faire face à la brutalité et au non-sens attachés à la disparition en aménageant une nouvelle place au défunt et en donnant vie à son souvenir. La proposition de loi qui est soumise à votre vote aujourd'hui a donc une portée particulière, à la fois intime et collective, philosophique et historique. Rares sont les textes qui, comme celui-ci, renvoient à des questions que l'être humain se pose depuis toujours face à la mort. Cette proposition de loi incarne, en vérité, la valeur universelle de la dignité rendue aux morts.
L'apparition des pratiques funéraires est associée à l'émergence de la conscience et de l'humanité. Les premières sépultures remontent à 130 000 ans. Vous vous souvenez peut-être de l'exposition « La mort n'en saura rien » organisée au musée national des arts d'Afrique et d'Océanie en l'an 2000. En prenant pour titre le beau vers d'Apollinaire, elle révélait la diversité des pratiques ancestrales de conservation des reliques humaines de l'Europe chrétienne, de l'Océanie et de l'Asie du Sud-Est et soulignait autant leurs spécificités que leurs similarités.
Qu'il s'agisse de les enterrer, de les embaumer ou de les brûler, le soin apporté aux morts est un marqueur essentiel de l'humanité. Empêcher ces rites, c'est ajouter à l'impossibilité du deuil l'intranquillité des esprits. C'est ce que nous enseigne Antigone. Au péril de sa propre vie, elle défie Créon pour donner une sépulture à son frère Polynice : « Ceux qu'on n'enterre pas errent éternellement sans jamais trouver de repos. […] Il a droit au repos », écrit Jean Anouilh.
Sur les bancs de nos universités de droit, le mythe d'Antigone est enseigné pour illustrer ce qu'est un droit naturel : le droit à la sépulture est un droit que toute personne possède en vertu de sa nature. De ce droit naturel découlent des dispositions légales visant à protéger la dignité du corps après la mort. Pourtant, de nombreux établissements publics conservent des « restes humains » au nom d'un « intérêt public du point de vue de l'histoire, de l'art, de l'archéologie, de la science ou de la technique », comme le dispose l'article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques.
Appliquée à des restes humains, la notion « d'intérêt public » peut surprendre, mais elle a un sens. Pour reprendre les mots du muséologue Michel Van Praët, « certains de ces restes humains ont participé à des avancées majeures de la médecine et de son enseignement. Ils sont des éléments fondateurs de l'archéologie, de la paléontologie humaine, de l'anthropologie physique et culturelle. » Pour lui, les restes humains permettent d'approfondir la connaissance des migrations, des maladies et des adaptations de l'humanité à son environnement et « présentent un incontestable intérêt pour l'histoire biologique et culturelle de l'humanité. »
Reste que ces vestiges sont parfois entrés dans nos collections après avoir été acquis de manière illégitime, voire violente. Que l'intention, à l'époque, ait été de recueillir des trophées ou de constituer des collections dont on croyait qu'elles disaient quelque chose des différences entre les hommes, le résultat est le même. Par ces actes, l'humanité a été blessée et des peuples ont été lésés. Il est légitime de les entendre.
Je prendrai comme exemple le cas du squelette du fils du chef amérindien Liempichun, dont la restitution est demandée par l'Argentine, avec qui nous travaillons depuis plusieurs années sur ce dossier, au nom de la communauté Mapuche-Tehuelche. La sépulture a été pillée par l'équipage du comte Henry de La Vaulx, qui, pendant plus de seize mois, entre 1896 et 1897, a parcouru la Patagonie, collectant aussi bien les spécimens naturels, les artefacts des cultures locales que ce sinistre « butin », comme lui-même désignait les restes rapportés de Patagonie. Passons sur le récit de l'exhumation, du dépeçage du corps et de « la cuisine macabre » qu'Henry de La Vaulx décrit complaisamment dans son ouvrage Voyage en Patagonie, paru en 1901. Je citerai ce seul passage : « Un moment je me fais horreur. […] J'ai pour moi une excuse, que diable ! Car je rapporterai en France un beau spécimen de la race Indienne. Qu'importe après tout que ce Tehuelche dorme en Patagonie dans un trou ou au Muséum sous une vitrine. »
La présente proposition de loi n'a pas vocation à faire le procès du passé, mais à apaiser l'avenir. Lorsque la conservation de restes humains dans un musée heurte les principes de la dignité humaine ou la mémoire d'un peuple, nous devons interroger la légitimité de leur présence dans les collections publiques. En 2010, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) soulignait d'ailleurs en conclusion de son avis 111 sur les problèmes éthiques posés par l'utilisation des cadavres à des fins de conservation ou d'exposition muséale : « Sans être dépourvu de légitimité, l'argument historique – la nécessité de préserver des traces et des vestiges d'un passé révolu – vaut d'être mis en balance avec d'autres valeurs telles que le respect de chaque civilisation et l'amitié entre les peuples. »
Le respect de chaque civilisation : tel est précisément l'objet de la proposition de loi. La force d'une société repose sur sa capacité à réinterroger ses pratiques au fil du temps en fonction de l'évolution des époques et de la transformation des consciences.
Si, en 2023, notre société n'est plus celle de 1896, si nos sensibilités ont évolué, si notre rapport à l'existence humaine a connu des progrès, si l'idée même de dignité s'est réalisée, alors il faut que nos lois le reconnaissent, qu'elles s'en fassent l'écho et qu'elles s'adaptent. Il ne s'agit pas de renier le principe général d'inaliénabilité de nos collections.