L'an dernier, j'avais concentré mon propos sur l'accueil des usagers du service public, en particulier dans les préfectures et sous-préfectures. J'ai constaté un problème de délais d'obtention des titres d'identité et de circulation – carte grise, permis de conduire, carte d'identité, passeport, titre de séjour. Le Gouvernement avait pris des engagements pour le résoudre, assortis de mesures fortes, comme la réouverture de sous-préfectures et la recréation d'une filière d'accueil.
Cette année, je me suis intéressé à l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) et plus généralement à la procédure de délivrance des titres, ainsi qu'au Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps), opérateur de l'État, et à son action dans le cadre de la Coupe du monde rugby et de la préparation des prochains Jeux olympiques et paralympiques, puisqu'il délivre les cartes professionnelles. Il y a quelques années, la Cour des comptes avait dénoncé les faiblesses du contrôle du dispositif.
La mission est constituée du programme 354 Administration territoriale de l'État, du programme 232 Vie politique et du programme 216 Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur. Je ne me suis guère arrêté sur le programme 232 puisque Charles de Courson, rapporteur spécial pour la commission des finances, lui porte une attention particulière. De surcroît, notre commission a déjà eu à connaître récemment de problèmes en relevant, comme l'acheminement de la propagande électorale.
Le programme 354 Administration territoriale de l'État regroupe les dépenses des préfectures et des sous-préfectures et les dépenses mutualisées des administrations déconcentrées, notamment des directions départementales interministérielles. La dernière réforme de l'administration territoriale de l'État a en effet institué des secrétaires généraux communs. Le programme 216 Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur concerne les fonctions support du ministère dans les administrations centrales.
Les crédits du programme 354 augmentent légèrement, de 0,19 %. Ils respectent la trajectoire définie par la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi), et même un peu plus, puisqu'ils atteignent 2,43 milliards contre 2,21 milliards prévus en crédits de paiement. Ces sommes ne comprennent pas les crédits inscrits au compte d'affectation spéciale Pensions, qui sont exclus des prévisions indiqués dans la Lopmi.
En revanche, s'agissant du programme 216, on constate un hiatus entre les crédits annoncés dans la Lopmi, 1,850 milliard, et ceux prévus dans le PLF, 1,566 milliard : il manque quasiment 300 millions, une somme non négligeable qui pousse à se demander quels objectifs ont été revus. Peut-être s'agit-il de ceux de l'action 03 Numérique, dont le montant des crédits de paiement est inférieur au montant des investissements programmés. J'aurais aimé que le ministre soit là pour nous répondre.
S'agissant des effectifs maintenant, après la baisse constante qu'avaient connue les préfectures et sous-préfectures, le Gouvernement s'était engagé à enclencher une dynamique de croissance. L'examen du programme 354 montre toutefois qu'elle reste limitée, surtout rapportée aux enjeux et aux besoins : on passe de 40 439 à 40 613 équivalents temps plein travaillé, soit 174 effectifs supplémentaires.
À la révision générale des politiques publiques (RGPP) avait succédé le plan Préfectures nouvelle génération, abandonné à cause des difficultés d'accès au service public qu'il entraînait : le tout s'est transformé en missions prioritaires des préfectures, dont l'une, « Élargir et diversifier les conditions d'accueil du public », devait permettre de créer une filière dédiée à l'accueil. Je n'ai pas obtenu la répartition des effectifs supplémentaires, mais force est de constater que cette filière d'accueil n'existe pas : le ministère a préféré consacrer plus d'énergie, et un peu plus de moyens, au réseau France Services.
À ce propos, j'ai auditionné l'Agence nationale de la cohésion des territoires, qui formellement dépend du programme 112 Impulsion et coordination de la politique d'aménagement du territoire mais intéresse tout de même notre discussion. L'objectif était de déployer 2 700 espaces France Services. On sait que le réseau France Services est de plus en plus sollicité, et qu'on compte des millions de démarches accompagnées. Mais d'un autre côté, le nombre de saisines de la Défenseure des droits augmente continûment depuis 2022 pour des démarches équivalentes, en particulier des émissions de titres. Cela montre que le compte n'y est toujours pas : les accueils France Services ne sont pas assez nombreux pour remplir leur mission indispensable et beaucoup de gens restent éloignés des services publics.
Comme nous l'a expliqué la Défenseure des droits, cela tient principalement à la dématérialisation des procédures et à l'absence de démarche alternative : lorsque vous rencontrez une difficulté pour accomplir la démarche sur un support numérique, on vous propose une aide technique, pas une procédure papier ou un accueil physique. C'est pourquoi Danièle Obono et moi-même, à l'occasion de la niche parlementaire de notre groupe, défendrons une proposition de loi tendant à la réouverture des accueils physiques dans les services publics.
Le Conseil d'État a rendu une décision fondamentale sur le sujet le 3 juin 2022, aux termes de laquelle l'administration doit assurer un accueil humain dans les préfectures, pour permettre d'accomplir physiquement les démarches. L'administration a essayé de se réorganiser pour se conformer à cette décision, mais ce mouvement s'est heurté au déploiement d'un autre projet, celui de l'administration numérique pour les étrangers en France (Anef), nouvelle procédure électronique appliquée à toutes les démarches relatives au séjour et à la naturalisation. J'ai auditionné à ce sujet la préfecture de Seine-Saint-Denis, désignée site pilote car elle concentrait la plupart des référés « mesures utiles » relatifs aux demandes de rendez-vous – je vous épargne le détail du business qui s'est créé autour des rendez-vous. Je me suis aussi rendu à l'ANTS, à Charleville-Mézières, dont dépend la plateforme téléphonique qui reçoit les appels signalant un dysfonctionnement. Or le nombre de sollicitations explose : ils sont incapables de répondre aux usagers, de sorte que les délais de délivrance des titres se sont allongés, alors que la dématérialisation et la plateforme devaient améliorer la situation.
Une nouvelle fois, cela amène à s'interroger sur notre manière d'organiser la dématérialisation. Le scénario est toujours le même : on évalue le nombre de postes que la réforme permettra d'économiser et on les supprime avant d'être sûr que tout va bien. Par exemple, le site internet de l'Anef ne fonctionne pas bien sur les téléphones, il faut un ordinateur ; en 2023, c'est un peu rageant. Et il n'est accessible qu'en français et en anglais, alors qu'il s'adresse à des étrangers. La direction générale des étrangers en France m'a laissé entendre qu'un étranger qui veut venir en France doit savoir parler au moins l'une de ces deux langues… Qu'en est-il des nombreuses personnes qui ne les maîtrisent pas mais peuvent avoir besoin d'un visa ou d'un titre de séjour, pour participer à des événements internationaux par exemple ? Tant pis pour eux, ils passeront par Google traduction pour utiliser le site de l'Anef !
Cela me coûte, mais j'en suis réduit à émettre des recommandations bêtes et méchantes, parce que le problème est sérieux. Je demande que le site soit accessible par smartphone. Je demande aussi que les agents de la plateforme téléphonique de l'ANTS puissent avoir accès à Agdref, l'application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France, qui regroupe les informations relatives aux demandeurs, notamment leur situation administrative – oui, vous avez bien compris : les gens qui sont censés aider les étrangers à accomplir leurs démarches ne disposent pas des données nécessaires ! Il y a deux ans, on leur a dit d'attendre un autre logiciel, en cours de développement. Pendant ce temps, les difficultés s'accumulent, les agents souffrent de ne pas pouvoir remplir leur mission, renvoient les demandeurs aux préfectures, qui ont elles-mêmes d'autres tâches à accomplir, raison pour laquelle on a dématérialisé les procédures. Il reste une marge de progression…
J'en viens aux délais de délivrance des cartes nationales d'identité (CNI) et des passeports. À ce jour, le délai moyen a été nettement abrégé, même si cela reste une moyenne – tant pis pour ceux qui sont au mauvais endroit. Toutefois, on partait de très loin : attendre son passeport trois mois au lieu de six, c'est mieux, mais cela reste long. Dans la procédure, le plus long n'était ni le traitement par les Cert (centres d'expertise et de ressources titres), ni le travail de l'Imprimerie nationale, ni l'acheminement, mais le délai pour obtenir un rendez-vous en mairie. L'ANTS a donc déployé de nombreux dispositifs de recueil et créé une plateforme centralisant les rendez-vous disponibles, faisant fondre les délais, mais avec de fortes disparités : dans certains départements très sinistrés, le délai peut atteindre quatre-vingt-dix jours, contre dix-huit en moyenne. Reste le traitement par les Cert, qui reste en moyenne au-dessus de l'objectif fixé à quinze jours pour 2023.
La Cour des comptes instruit un rapport sur l'ANTS et les Cert, qui est actuellement en phase contradictoire. Elle a établi que la qualité et l'efficacité du traitement sont supérieures dans les centres qui emploient plus de fonctionnaires titulaires que dans ceux qui recourent plus aux agents contractuels. Beaucoup de Cert ont en effet embauché des contractuels pour trois à six mois seulement, qui partent peu après avoir été formés parce qu'ils ont trouvé un meilleur emploi. Ceux qui sont à gauche de l'échiquier politique ne se trouveront guère étonnés que la fonction publique soit la plus à même d'administrer efficacement ce genre d'affaires.
Enfin, nous sommes confrontés à un problème de fraude aux nouvelles cartes d'identité et aux nouveaux passeports, censément plus sécurisés. En réalité, des failles humaines affaiblissent la résistance des Cert à de potentielles corruptions. Le ministère de l'intérieur et des outre-mer a annoncé qu'il y travaillait – la circulation de faux documents d'identité est toujours gênante…
M. Philippe Latombe avait rédigé un rapport d'information sur les moyens de bâtir et de promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne. Dans sa suite, outre l'ANTS, j'ai voulu entendre l'Imprimerie nationale, qui détient le monopole de la production des titres d'identité et est devenue, depuis 1994, une société anonyme avec une activité internationale. On peut s'interroger sur la pertinence de certains des choix de la France en matière de sécurité, notamment concernant la puce ou les encres. Par exemple, la photographie de la nouvelle carte d'identité est en noir et blanc, alors que les meilleurs standards internationaux de sécurité sont en couleur. Parallèlement, les locaux de l'Imprimerie nationale ont été perquisitionnés à la demande du parquet national financier (PNF), en lien avec l'obtention du marché de la production des cartes d'identité de l'Ukraine. Comme Bercy est également concerné, il aurait été d'autant plus intéressant d'entendre le ministre de l'intérieur à ce sujet, qui a également été ministre de l'action et des comptes publics.
L'an dernier, Charles de Courson avait soulevé la question des coûts de production. Après vérification, si l'Imprimerie nationale respecte ses engagements en matière de coûts et de délais pour produire les cartes d'identité, elle est encore au-dessus en ce qui concerne les passeports : six jours en moyenne au lieu de quatre. Cela vient d'une mauvaise anticipation des demandes : la reprise après l'arrêt dû au covid a été plus importante que prévu. Or l'accélération des demandes va se poursuivre. En effet, avec France Identité, que le ministre a évoqué lors de son audition, la puce de la CNI permettra demain d'effectuer nombre de démarches dématérialisées. L'objectif est que 100 % de la population dispose de la nouvelle carte d'identité en 2030 – la Cour des comptes émet des réserves sur notre capacité à l'atteindre. Pour ma part, je mets en garde contre un déploiement trop rapide de solutions numériques nécessitant le recours à la nouvelle CNI – je pense au projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, que nous avons adopté tout à l'heure – sans quoi il y aura une ruée sur les nouvelles cartes.
Pour toutes ces raisons, je recommande vivement de renforcer l'ANTS, première interlocutrice de l'Imprimerie nationale, qui évalue les demandes et assure le service après-vente téléphonique. Je précise qu'elle le fait grâce à une plateforme partiellement externalisée, pour 450 personnes : mieux vaudrait charger des agents de la fonction publique de répondre aux questions des usagers. Par ailleurs, l'Agence voudrait internaliser les 90 équivalents temps plein (ETP) qui s'occupent aujourd'hui des systèmes d'information, qui sont spécifiques à chaque titre – permis de conduire, système d'immatriculation des véhicules, carte d'identité… – mais cela requiert des moyens supplémentaires.
S'agissant du nombre d'agents disponibles pour assurer la sécurité des Jeux olympiques et paralympiques, je comprends l'optimisme du ministre : il a dans l'idée que tous les demandeurs d'emploi du secteur qui ont déjà refusé deux offres raisonnables suivront les 106 heures de formation nécessaires pour se voir délivrer une carte professionnelle Surveillance grands événements. Mais tous ceux qui auront suivi cette formation sous la contrainte seront-ils présents le jour J devant un stade donné ? Certains expriment des inquiétudes à ce sujet, comme les syndicats patronaux de la Fédération française de la sécurité privée. En effet, les grands groupes de sécurité privée ne répondent pas aux appels d'offres en lien avec l'organisation des Jeux : leur activité est déjà assurée, ils ne veulent pas s'exposer à des pénalités parce qu'ils n'auront pas pu satisfaire aux exigences. Cela explique l'énergie que l'État doit déployer pour former le plus de monde possible. La question reste ouverte.
Le Cnaps a besoin de moyens supplémentaires significatifs pour mener son activité de contrôle. En effet, s'agissant de la délivrance des cartes professionnelles, la situation s'est beaucoup améliorée : les délais sont respectés, malgré la dématérialisation, car les employeurs font ce qu'il faut. En revanche, le taux de contrôle demeure très faible, bien que nous ayons voté dans la loi « sécurité globale » une habilitation à légiférer par voie d'ordonnance pour adapter le fonctionnement du Cnaps, qui doit désormais contrôler les organismes de formation.
Les syndicats de salariés m'ont expliqué que le logiciel de délivrance des titres du Cnaps, vieillissant, avait dû être remplacé par le logiciel Dracar, dont tout le monde dénonce les limites. Les crédits manquent pour l'améliorer, or il faut de la robustesse.
Vous aurez compris qu'il aurait fallu abonder davantage le programme 216, au moins à hauteur des crédits prévus par la Lopmi. La dynamique à la hausse est très insuffisante au regard des besoins. La direction du management de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur annonce d'ailleurs 4,4 % de postes vacants : les services n'en sont pas à exprimer leurs besoins en fonction des missions qui leur sont attribuées, mais à essayer de pourvoir les postes vacants. Encore une fois, le compte n'y est pas.