Intervention de Hervé Saulignac

Séance en hémicycle du mercredi 4 octobre 2023 à 15h00
Sécuriser et réguler l'espace numérique — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHervé Saulignac :

Peut-on raisonnablement prétendre réguler l'espace numérique ? La question se pose, tant il est vrai que cet espace semble se développer en échappant à toutes les règles, à toutes les lois et même parfois aux notions les plus élémentaires de la morale. La technologie avance ses pions et le politique lui court après, sans parvenir à combler son retard. Depuis six ans, les textes visant à réguler le secteur se sont multipliés, au point de constituer un mille-feuille un peu indigeste et surtout au goût d'impuissance. La preuve en est donnée par le fait que les quelque 150 000 requêtes adressées chaque année à Pharos ne donnent lieu qu'à une cinquantaine de poursuites judiciaires : autant dire que c'est l'impunité qui triomphe.

Alors le chemin est étroit entre ceux qui considèrent que toute régulation est attentatoire aux libertés et ceux qui estiment qu'on peut bien sacrifier quelques libertés fondamentales pour combattre les délinquants de la toile. Évidemment, une petite dose de mesures liberticides serait très efficace, mais liberticide, tandis qu'une grande dose de respect de nos libertés fondamentales serait vertueuse, mais relativement inefficace. C'est ainsi que vous naviguez, monsieur le ministre délégué, dans le triangle des Bermudes, entre les lignes rouges de l'Europe, les limites de notre Constitution et les attachements de chacun à nos libertés publiques et individuelles.

D'abord, vous nous soumettez un dispositif de lutte contre l'accès des mineurs aux sites pornographiques. Vous nous trouverez toujours à vos côtés dans ce combat, d'autant que, jusqu'à présent, les plateformes se moquent ouvertement du législateur et considèrent qu'elles font leur travail en faisant cocher une case « je suis majeur ». À ce stade, je ne peux toutefois pas affirmer avec certitude que vos résultats seront bien meilleurs que ceux de vos prédécesseurs. Les plateformes devront certes se conformer à un référentiel que vous avez présenté comme une sorte de boîte à outils, mais, pour le moment, cette dernière ressemble plutôt à une boîte noire : tant que le référentiel n'a pas été élaboré, vous nous demandez d'approuver un objet juridique qui n'existe pas.

De façon plus préoccupante, personne ne semble tout à fait d'accord quant au contenu de ce référentiel. L'Arcom, auditionnée récemment, peine à masquer ses doutes sur la mission qui lui est assignée. Vous le savez, monsieur le ministre délégué, les plateformes n'ont aucune intention de se conformer à un nouveau cadre légal : elles chercheront à le contourner par tous les moyens, utiliseront toutes les faiblesses du référentiel et lanceront tous les recours juridiques possibles. Il convient de les bloquer et de les soumettre à des sanctions financières très lourdes quand elles s'exonéreront de leurs obligations. En tout état de cause, tant que 2,5 millions de mineurs visiteront chaque mois un site pornographique, on légiférera à vide.

Permettez-moi ensuite de m'attarder un instant sur un objet non identifié – pour ne pas dire un cavalier – figurant dans le texte : les Jonum. Puisque vous voulez réguler ces jeux, allez jusqu'au bout de la démarche et traitez de la question des jeux illégaux en ligne. Ces derniers représentent 2 à 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires par an, soit à peu près l'équivalent de tous les casinos terrestres français. Ces montants colossaux sont placés dans des paradis fiscaux sans aucune retombée pour notre pays. La France offre une drôle d'image quand elle officialise les Jonum tout en refusant de se doter d'une législation relative aux jeux en ligne. Vous laissez ainsi filer plusieurs centaines de millions d'euros de recettes fiscales et vous autorisez le développement des Jonum sans définir de cadre précis ni exiger d'agrément, au seul motif que la France pourrait être pionnière en la matière.

Alors si vous ne savez pas définir les Jonum, laissez-moi vous en livrer ma propre définition : il s'agit tout simplement d'un marché, avec des cotations qui fluctuent et des actes de ventes ou d'achats qui génèrent des profits parfois étonnants. À l'article 15, vous reconnaissez implicitement l'existence de ce marché, mais vous ne l'encadrez pas vraiment, contredisant ainsi, en quelque sorte, l'intitulé même de votre projet de loi.

Enfin, nous alertons le Gouvernement sur le fait que si les nouveaux pouvoirs des administrations et des régulateurs – je pense notamment à l'Arcom – ne s'accompagnent pas de moyens supplémentaires, les dispositions du projet de loi resteront lettre morte. À cet égard, je rappelle que le PLF pour 2024 prévoit seulement dix équivalents temps plein supplémentaires pour l'Arcom, ce qui est insuffisant pour procéder aux contrôles et aux injonctions qui se profilent.

Vous l'aurez compris, nous reconnaissons des avancées intéressantes dans ce texte, ainsi que la recherche d'un certain équilibre – ce qui tranche avec des textes antérieurs largement censurés par le Conseil constitutionnel. Cependant, de nombreuses interrogations demeurent – elles feront, je n'en doute pas, tout le sel de nos débats.

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