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Intervention de Jean-Noël Barrot

Séance en hémicycle du mercredi 4 octobre 2023 à 15h00
Sécuriser et réguler l'espace numérique — Présentation

Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé du numérique :

L'insécurité que rencontrent nos concitoyens sur internet sape leur confiance dans la transition numérique. Tous les Français sont concernés par les désordres en tous genres qui s'accumulent dans l'espace numérique, non seulement les plus vulnérables – comme nos concitoyens les plus âgés ou les plus éloignés du numérique, proies privilégiées des cybercriminels, ou les enfants, victimes en ligne d'atteintes brutales à leur innocence –, mais aussi les entreprises, que la loi du plus fort place dans une situation d'assujettissement vis-à-vis des géants du numérique, tandis que la démocratie subit les coups de boutoir incessants des professionnels de la désinformation et des ingénieurs du chaos.

Depuis six ans, sous l'impulsion du Président de la République, la France a agi : au niveau national, grâce à des lois visant la désinformation ou permettant d'assurer la protection de l'enfance en ligne ; au niveau européen, en construisant un socle de régulation de l'espace numérique ; au niveau international, enfin, grâce à des initiatives lancées par le Président de la République, telles que l'Appel de Christchurch ou le Forum de Paris sur la paix, qui ont contribué à éveiller la conscience mondiale.

Le projet de loi qui vous est soumis vise le même objectif et s'est formé à partir de trois affluents. Premièrement, deux règlements européens défendus par la France et adoptés l'année dernière devront, pour qu'ils s'appliquent pleinement, être transposés dans le droit français. Ils mettent fin à une quinzaine d'années pendant lesquelles les géants du numérique se sont retranchés derrière l'éclatement des législations nationales pour fuir toute responsabilité.

Le premier est le règlement sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA), qui fait entrer les grandes plateformes dans l'ère de la responsabilité en leur imposant de partager leurs données avec les chercheurs et de faire auditer leurs algorithmes, en leur interdisant de faire de la publicité ciblée à destination des mineurs, en leur intimant de corriger le risque systémique qu'elles font peser sur la santé de leurs utilisateurs, sur la qualité du débat public ou encore sur la sécurité publique.

Le second règlement, sur les marchés numériques, le Digital Markets Act (DMA), met fin aux pratiques commerciales déloyales par lesquelles les géants du numérique se sont octroyé le monopole de certains marchés, plaçant entreprises, collectivités, administrations et particuliers dans un rapport de dépendance et empêchant les entreprises européennes concurrentes d'accéder à ces marchés. C'est pourquoi ce règlement fixe vingt-six pratiques qui seront désormais interdites dans les États membres de l'Union européenne, telles que la préinstallation d'un navigateur, d'un moteur de recherche ou d'un assistant personnel sur un smartphone, l'autopréférence, qui consiste à mettre en évidence ses services par rapport à ceux de ses concurrents, ou encore l'utilisation des données collectées par un service en vue de faire de la publicité dans un autre service proposé par la même entreprise.

Le deuxième affluent, ce sont les travaux menés à l'Assemblée nationale et au Sénat, ces six dernières années, afin de mieux protéger les citoyens, les enfants et les entreprises dans l'espace numérique. Je pense aux travaux de Bérangère Couillard et de Guillaume Gouffier Valente relatifs à l'exposition des mineurs à la pornographie, poursuivis par quatre sénatrices de tous bords, qui ont publié à ce sujet un excellent rapport ; à ceux de Bruno Studer ou de Laurent Marcangeli sur la protection de l'enfance en ligne ; à ceux d'Erwan Balanant sur le harcèlement, de Philippe Latombe sur la souveraineté numérique dans le domaine de l'infonuagique ou encore à ceux, plus récents, de Stéphane Vojetta sur l'influence en ligne. Enfin, le troisième affluent à partir duquel s'est formé le projet de loi est issu des consultations menées sous l'égide du Conseil national de la refondation (CNR) et concernant en particulier la pacification de l'espace numérique.

En définitive, le texte qui vous est soumis a pour fil rouge la protection de nos concitoyens, de nos enfants, de nos entreprises et de nos collectivités dans l'espace numérique. Au chapitre de la protection de nos concitoyens, soulignons trois mesures importantes. La première concerne le filtre anti-arnaque, qui servira de rempart contre les campagnes de SMS frauduleux. Nous avons tous reçu de faux SMS de la sécurité sociale, des impôts, ou concernant la vignette Crit'Air ; nous avons tous hésité à cliquer. L'an dernier, 18 millions de Français ont été victimes de cybermalveillance, en particulier les plus âgés, les plus vulnérables, qui se retrouvent entraînés dans la spirale infernale de l'usurpation d'identité et mettent parfois une décennie à en sortir. Grâce à cette mesure, nous voulons couper le mal à la racine. À cet égard, je me réjouis que les travaux de la commission spéciale aient notamment permis de clarifier le rôle des navigateurs – je pense aux amendements des rapporteurs et d'Éric Bothorel, qui ont sécurisé le dispositif, l'ont rendu plus efficace – ou de préciser la définition de l'hameçonnage.

Deuxième mesure : la peine complémentaire de bannissement que le juge pourra prononcer pour des faits de violences et de harcèlement en ligne. Ce dernier phénomène, qui se propage sur les réseaux sociaux, est souvent le fait d'une minorité d'internautes qui se comportent comme des chefs de meute et désignent des victimes à leur communauté, déclenchant contre elles des raids de haine et de violences – précisons d'ailleurs que les femmes sont vingt-six fois plus souvent victimes de cyberharcèlement que les hommes. Cette peine de bannissement nous permettra de prévenir la récidive, en frappant ces chefs de meute là où cela fait mal : en confisquant leur notoriété, nous les priverons de toute caisse de résonance. Nous reviendrons sur cette mesure, qui a été renforcée et sécurisée par la commission spéciale, lors de l'examen en séance.

La troisième mesure de protection concerne les jeux fondés sur les chaînes de blocs, ce qu'on appelle le web3. Ces jeux, qui existent depuis plusieurs années, ne font l'objet d'aucun encadrement, qu'il s'agisse de préserver les mineurs, d'éviter aux utilisateurs toute forme d'addiction ou de lutter contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. Le cadre proposé – je salue d'ailleurs le remarquable travail des rapporteurs sur ce point – facilitera l'innovation tout en protégeant ceux qui ont besoin de l'être.

Au chapitre de la protection des enfants, nous défendons une mesure forte, qui consiste à confier à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) le pouvoir d'ordonner le blocage et le déréférencement des sites pornographiques qui ne vérifieront pas l'âge des utilisateurs. Il est urgent de prendre cette mesure : chaque mois, dans notre pays, plus de 2 millions d'enfants sont exposés à des contenus pornographiques, et ce très tôt – à 12 ans, un garçon sur deux est concerné –, entraînant des conséquences délétères sur leur santé et leur développement affectif. La raison en est que les sites ne vérifient pas l'âge de leurs utilisateurs, alors qu'ils y sont tenus par la loi. Une procédure est en cours à ce sujet et ira jusqu'à son terme ; je souhaite que le verdict soit exemplaire. À l'avenir, il nous faudra agir plus rapidement : cette mesure nous le permettra. Pendant les travaux de la commission spéciale, des inquiétudes ont été exprimées au sujet du risque de confusion, dans ce qui sera imposé à ces sites, entre obligations de moyens et obligations de résultat : les rapporteurs ont proposé une rédaction qui va dans le bon sens, en rappelant que l'obligation absolue est de se conformer au code pénal, qui interdit à quiconque d'exposer des mineurs à des contenus pornographiques.

En outre, une peine d'un an d'emprisonnement et de 250 000 euros d'amende sera encourue par les hébergeurs n'ayant pas retiré sous vingt-quatre heures les contenus pédopornographiques qui leur auront été signalés par les autorités : l'année dernière, 74 000 contenus ont ainsi été signalés par la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos). L'obligation de retrait sous vingt-quatre heures existe, mais elle n'est actuellement pas sanctionnée par une amende ou une peine de prison, contrairement au non-retrait de contenus terroristes. Le texte permettra donc d'aligner les sanctions concernant ces deux types de contenus.

En ce qui concerne la protection des entreprises et des collectivités, citons l'encadrement des avoirs commerciaux, l'interopérabilité et l'interdiction des frais de transfert dans le marché de l'informatique en nuage. Ce marché est très concentré, puisqu'il repose entre les mains de trois acteurs qui se sont livrés à des pratiques déloyales pour consolider au fil des années un oligopole, plaçant les entreprises, les collectivités, les administrations utilisatrices dans une situation d'assujettissement et de dépendance. Nous devons mettre fin à la loi du plus fort. C'est une question de souveraineté, à laquelle Bruno Le Maire et moi-même veillons. Nous le ferons grâce à des mesures qui ont, elles aussi, fait l'objet d'enrichissements apportés par la commission spéciale et les rapporteurs. Nous redonnerons ainsi de l'air et de la liberté aux entreprises françaises, et nous ouvrirons ce marché verrouillé.

Permettez-moi de citer également une mesure de protection en faveur des collectivités : la création d'une plateforme unique visant à les aider à faire respecter la réglementation en matière de meublés de tourisme. Il s'agit de pérenniser – tel est le souhait de la ministre déléguée Olivia Grégoire – une expérimentation lancée il y a quelques années, associant cinq collectivités et cinq plateformes de location de meublés, afin d'assurer le respect de la règle des 120 nuitées par an.

J'en viens au quatrième chapitre, celui de la protection de la démocratie, grâce au pouvoir donné à l'Arcom de mettre en demeure et d'ordonner le blocage, le cas échéant, des sites diffusant des médias frappés de sanctions internationales, à l'instar de celles prises par l'Union européenne à l'encontre de RT France et de Sputnik. La désinformation est un poison pour notre démocratie. Grâce à cette mesure, utilement complétée par des amendements de Quentin Bataillon lors de l'examen du projet de loi en commission spéciale, nous renforcerons notre arsenal, afin de lutter plus efficacement contre les ennemis de la démocratie.

Permettez-moi de saluer encore une fois, à ce stade de mon propos, le travail remarquable du rapporteur général, des rapporteurs sur les parties du projet de loi dont ils avaient la responsabilité, et des membres de la commission spéciale qui ont contribué à l'enrichissement et à la sécurité juridique du texte. Je voudrais évoquer en particulier deux ajouts déterminants : le stage de citoyenneté numérique, défendu par Caroline Yadan, qui pourra constituer une peine complémentaire lorsque le juge l'estimera nécessaire, et la fixation d'un objectif ambitieux pour le déploiement de l'identité numérique en France, sujet cher au rapporteur général.

Je ne doute pas que nos débats, en cet auguste hémicycle, nous permettront d'enrichir et de sécuriser encore le texte. Je souhaite en particulier qu'ils nous permettent de donner suite au groupe de travail transpartisan sur les violences urbaines du mois de juin dernier, auquel quinze représentants des différents groupes politiques ont souhaité s'associer, grâce à l'extension de la peine de bannissement aux provocations à la violence non suivie d'effet, ainsi qu'à la création d'une réserve citoyenne du numérique.

Je souhaite également que ces débats nous permettent de concrétiser le volet numérique du plan interministériel de lutte contre le harcèlement à l'école et le cyberharcèlement, que nous avons présenté, le 27 septembre, avec la Première ministre et le ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse. Je rappelle qu'il est prévu une extension de la peine de bannissement des réseaux sociaux.

Comme je l'ai rappelé en commission, il nous faudra veiller collectivement à ne jamais dépasser les bornes que nous fixent les engagements européens de la France et la Constitution. En effet, le respect de ses engagements européens a permis à la France d'obtenir de grandes victoires, en particulier l'adoption en 2022 des règlements DSA et DMA. Après avoir obtenu de tels succès à Bruxelles, nous ne saurions les détricoter en rentrant à Paris. Cela peut être frustrant, mais il s'agit d'une exigence lorsqu'on défend une vision ambitieuse de l'Europe. Quant à la Constitution, elle garantit que les mesures indispensables que nous prenons pour sécuriser l'espace numérique n'enfreindront pas de manière disproportionnée les libertés fondamentales comme la liberté d'information et la liberté d'expression.

Mesdames et messieurs les députés, la France ne tiendra pas son rang de grande nation numérique si les Français, notamment les plus vulnérables, ne se sentent pas en sécurité sur internet. Je sais que nous nous accordons largement sur ce constat et je sais pouvoir compter sur la sagesse de l'Assemblée nationale pour apporter les réponses appropriées.

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