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Intervention de Rima Abdul-Malak

Séance en hémicycle du jeudi 29 juin 2023 à 9h00
Restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 — Présentation

Rima Abdul-Malak, ministre de la culture :

Je suis très émue d'être devant vous aujourd'hui pour vous présenter le premier projet de loi, depuis la Libération, qui reconnaît la spoliation spécifique subie par les Juifs, en France et dans d'autres pays, du fait de l'Allemagne nazie et des diverses autorités qui lui ont été liées. Je suis émue, alors que tant de sujets nous fracturent en ce moment, que nous puissions nous retrouver autour de ce texte de reconnaissance, de justice et de valeurs. Il a été voté à l'unanimité au Sénat, qui l'a enrichi, et j'espère qu'à votre tour, vous lui accorderez toutes et tous votre confiance, c'est-à-dire celle de la nation.

Nous vivons dans un pays dont on évoque souvent dans cette assemblée l'histoire, l'héritage, la culture, mais nous ne pouvons le faire sans toujours nous souvenir que notre solidarité, nos idéaux et une part de notre humanité collective se sont brisés pendant la période du nazisme et de la collaboration. Une partie du peuple de France, les Juifs, qu'ils soient nés ici ou ailleurs, a été persécutée dans notre pays ; leurs biens ont été pillés, leurs vies ont été prises ou leurs existences contraintes à la clandestinité ou à l'exil. Nous ne pouvons l'oublier. En 1995, le Président Jacques Chirac a reconnu pour la première fois la complicité de la France dans la déportation des Juifs de France au cours de l'occupation du pays par l'Allemagne nazie. Il a reconnu alors que nous conservons à leur égard une dette imprescriptible, c'est-à-dire éternelle. Ce discours résonne aujourd'hui fortement dans nos esprits : « La France, patrie des Lumières et des droits de l'homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. »

Grâce au travail des chercheurs et des historiens, grâce à nos archives et aux enquêtes menées par les familles elles-mêmes, notre connaissance de cette période est de plus en plus importante et précise. Les nazis ont fait main basse sur tout ce qui avait de la valeur, des tableaux aux objets du quotidien – des livres, de la vaisselle, des photographies, autant de souvenirs dont on n'a jamais pu retrouver la trace, sans en perdre pour autant la mémoire. Mais nous savons aussi que l'État français, celui qui gouvernait depuis Vichy, tout à sa volonté de collaborer avec le régime nazi et de sa propre initiative, a procédé à l'« aryanisation », comme on disait à l'époque, de milliers de petites entreprises, de baux locatifs et de biens divers, ainsi confisqués, vendus, arrachés à leurs détenteurs. Nous savons, depuis la mission Mattéoli en 1997, que les œuvres et objets d'art ont été spécifiquement et massivement spoliés aux familles juives par les Allemands comme par l'État français. On estime à au moins 5 millions le nombre de livres arrachés à ces familles, et à 100 000 le nombre d'œuvres, d'objets d'art et d'instruments de musique spoliés pour la seule France. Toutes les recherches menées nous ont rappelé combien les spoliations participaient de l'horreur du génocide puisqu'elles procédaient de la même volonté d'anéantissement en faisant disparaître les êtres, leurs biens, leurs créations et leur mémoire. Aryaniser, piller et spolier les biens culturels des Juifs, c'était essayer d'effacer non seulement les êtres que l'on brise mais aussi leur héritage que l'on vole – leur histoire, leur individualité et leur postérité –, c'était essayer de les réduire à un numéro sans voix, sans bagage et sans droits.

L'histoire ne peut être réécrite. Rien ne saurait réparer la tragédie de la Shoah. Mais nous pouvons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que ces biens culturels soient rendus aux ayants droit de celles et de ceux qui en ont été privés. Cela implique de faire évoluer la loi. Nous le devons aux victimes d'hier et à leurs héritiers d'aujourd'hui, pour leur rendre un fragment d'histoire familiale.

Nous construisons le présent projet de loi depuis de nombreux mois, au cours desquels j'ai appris le nom de femmes et d'hommes dont les tableaux ont disparu depuis des dizaines d'années, des tableaux qu'ils chérissaient et qui leur ont été volés, des tableaux qu'ils avaient vendus, désespérés, pour essayer de fuir, des tableaux qui constituaient souvent le dernier lien possible avec leurs ayants droit et que nous ne pouvions pourtant pas, dans l'état actuel du droit, leur restituer. Nous leur devons de nous plonger dans cette histoire. Je l'ai dit : nous estimons aujourd'hui que plus de 100 000 œuvres et objets d'art ont été spoliés en France, majoritairement dans le cadre des persécutions antisémites. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Alliés ont tenté de récupérer ces œuvres spoliées avant qu'elles ne soient dispersées dans le contexte trouble de la fin du conflit.

Une grande partie de ces œuvres ont pu être identifiées grâce à une héroïne de la Résistance, qui a risqué sa vie pour faire ce qui est juste, sans rien attendre en retour : Rose Valland, attachée de conservation bénévole au musée du Jeu de paume. L'historienne de l'art Emmanuelle Polack, que je tiens à remercier dans cette assemblée pour son travail colossal sur le sujet des spoliations d'œuvres d'art par le régime nazi, a contribué à mieux faire connaître son histoire. À l'automne 1940 s'installe au musée du Jeu de paume une organisation culturelle du parti nazi, le « service Rosenberg », dirigée par l'idéologue du Reich, Alfred Rosenberg, dont la mission consiste à confisquer systématiquement les collections privées appartenant aux Juifs. Pendant toute la période de l'Occupation, Rose Valland parvient à se maintenir à son poste et réussit à soustraire au service Rosenberg les renseignements les plus précieux sur la localisation des œuvres emportées en Allemagne ; elle consigne tout dans ses carnets – titres, artistes, propriétaires, origines et destinations –, au péril de sa vie. À l'armistice, elle intègre l'état-major de la première armée du général de Lattre de Tassigny, se rend en Allemagne et y mène des enquêtes pour identifier et ramener des biens culturels reconnus comme appartenant au patrimoine artistique français. Son action d'agent de liaison au sein de la commission de récupération artistique, conjuguée à celle des Alliés, va permettre le retour d'environ 60 000 œuvres parmi celles qui avaient été transférées en Allemagne et en Autriche. Nous devons tant à Rose Valland, à son courage, à son sens de la justice !

Sur ces 60 000 biens culturels revenus d'Allemagne, environ 2 200 ont été confiés à la garde des musées nationaux sans entrer dans leurs collections : ce sont les œuvres dites MNR, « musées nationaux récupération », qui peuvent, elles, être restituées sans passer par la loi car elles n'appartiennent pas aux collections nationales, l'État n'en étant que le détenteur provisoire.

Mais d'autres œuvres sont passées de main en main, des spoliateurs aux acheteurs peu scrupuleux, puis d'une collection à l'autre, d'un marchand à l'autre, jusqu'à se retrouver parfois dans les collections publiques. Démêler le parcours tortueux de ces œuvres, fait souvent de dissimulations et de manipulations, est extrêmement complexe. C'est un travail d'enquête de longue haleine, qui nécessite une grande détermination mais aussi une expertise très pointue. Ce que le législateur permettra aujourd'hui si votre assemblée vote ce texte, c'est l'historien qui l'a construit. En effet, ces dernières décennies, de nombreuses études conduites en Europe, surtout en France et en Allemagne, ont révélé, numérisé et mis en partage des sources d'archives qui permettent de lutter contre l'oubli. Nul ne peut désormais ignorer toutes ces ressources.

À l'occasion de la commémoration de la rafle du Vél d'Hiv en 2018, le Premier ministre s'était engagé à faire mieux en matière de recherche et de restitution des œuvres d'art spoliées aux familles juives. À cet effet, le ministère de la culture a créé en 2019 la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS), afin de piloter et d'animer cette politique publique de recherche, de réparation et de mémoire. Je tiens à remercier personnellement David Zivie et son équipe dont l'expertise et l'engagement, mis au service des musées, contribuent chaque jour à faire mieux.

Longtemps, les recherches se sont concentrées sur les œuvres siglées MNR qui n'ont pu, malgré bien des efforts, être restituées à des propriétaires restés inconnus, mais depuis la création de cette mission, les recherches ont été étendues à d'autres types d'œuvres, celles entrées en toute légalité dans les collections, parfois bien des années ou même des décennies après la guerre. Dans deux cas sur trois, c'est à l'initiative du ministère de la culture que les œuvres spoliées sont identifiées et restituées aux descendants. Ces travaux, ces enquêtes et ces restitutions ont tissé un lien entre les chercheurs et les experts d'hier et d'aujourd'hui car, désormais, une nouvelle génération d'historiens s'engage avec détermination dans les recherches de provenance et examine, pas à pas, l'ensemble des collections publiques pour y déceler, parmi les œuvres acquises depuis 1933, celles d'origine douteuse.

Les professionnels de l'art sont plus que jamais prêts à conduire ce chantier et le ministère de la culture ne cesse de l'encourager. Ainsi, ces préoccupations sont reprises aujourd'hui dans la formation initiale des conservateurs du patrimoine, des conservateurs des bibliothèques et des commissaires-priseurs, dans l'enseignement délivré à l'École du Louvre et à l'Institut national du patrimoine, et, depuis 2022, dans un diplôme de l'université Paris Nanterre dédié à la recherche de provenance. J'ajoute qu'à la rentrée prochaine, un nouveau master va être créé à l'École du Louvre, consacré, lui aussi, à la recherche de provenance. Ces efforts de formation sont véritablement indispensables et nous continuerons à les amplifier.

Les musées sont désormais pleinement mobilisés, parfois en créant des postes spécifiquement dédiés aux études de provenance, comme au Louvre ou à Orsay, ou en missionnant des chercheurs pour évaluer leurs collections, comme au musée des Beaux-Arts de Rouen. Les outils méthodologiques existent, les formations produisent de nouvelles générations d'experts, cette préoccupation citoyenne est devenue générale : aucun musée ne peut rester désormais à l'écart de cette quête.

C'est dans cette perspective que j'engage également mon ministère dans le soutien aux musées territoriaux qui relèvent de la compétence des collectivités, pour que des aides puissent être attribuées aux recherches de provenance qu'ils souhaitent mener. Cependant, lorsque ces longues et difficiles recherches aboutissent à repérer une œuvre spoliée dans les collections publiques et à en identifier les propriétaires, et même lorsque toutes les parties s'accordent sur le principe de la restitution, il reste impossible de la restituer sans passer par une loi spécifique permettant de déroger au principe d'inaliénabilité des collections publiques. Or une telle loi ne peut intervenir qu'après une certaine attente, au terme d'un processus législatif nécessairement long.

Plutôt que de multiplier les lois spécifiques et d'attendre encore de longues années, le présent projet de loi-cadre sur les biens spoliés dans le contexte des persécutions antisémites va nous permettre d'accélérer et de simplifier notre schéma de restitution. Il constitue le premier des trois textes-cadres sur lesquels je travaille assidûment avec l'ensemble des parlementaires. Le deuxième texte est la proposition de loi de la sénatrice Catherine Morin-Desailly, soutenue par le Gouvernement, visant à encadrer et à faciliter la restitution des restes humains appartenant aux collections publiques – son engagement de longue date sur ce sujet est exceptionnel. Cette proposition de loi vient d'être adoptée au Sénat et sera prochainement examinée à l'Assemblée nationale. Le troisième texte-cadre, défendu par le Gouvernement, concernera les biens culturels mal acquis à l'étranger, en particulier en Afrique. Nous prendrons le temps nécessaire pour le préparer, en lien avec les parlementaires, en prenant appui sur les propositions qu'a formulées Jean-Luc Martinez dans son récent rapport et sur les diverses consultations que nous menons. Ces trois textes traitent de contextes très différents et spécifiques. Il m'importait de les distinguer clairement, mais tous participent à un même mouvement de reconnaissance, d'apaisement des mémoires et de justice.

En modifiant le code du patrimoine, le présent projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l'objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945 va ouvrir un nouveau chapitre du rapport que nous entretenons avec notre histoire, dans le sens de la justice et de la vérité historique. Sur la base d'un travail rigoureux mené par des experts, et sous réserve de l'avis de la CIVS – la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation –, créée en 1999, chaque bien culturel entré dans les collections publiques qui sera identifié comme ayant été spolié pourra être restitué aux ayants droit de son propriétaire, sans délai supplémentaire. Pour l'État, un décret simple de la Première ministre suffira ; pour les collectivités, une décision de l'organe délibérant.

Nous élargissons le champ de compétence de la CIVS pour qu'elle puisse traiter des dossiers de spoliations antisémites intervenues entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945, quel qu'en soit le lieu – nous ne visons pas seulement la France pendant l'Occupation – car, même volées à l'étranger, des œuvres spoliées peuvent se trouver aujourd'hui dans une collection publique française. Telle est désormais la portée de cette nouvelle ambition, qui nous engage et nous oblige.

Par ailleurs, nous souhaitons nous donner les moyens de procéder à ces restitutions. Comme l'a recommandé le Sénat en examinant le texte, le Gouvernement s'est engagé à remettre au Parlement un rapport tous les deux ans. Il y sera fait régulièrement état non seulement des restitutions opérées, mais aussi du budget consacré par chaque musée national aux recherches de provenance, et de l'aide technique ou financière que mon ministère apporterait aux autres musées qui en exprimeraient le besoin.

J'aimerais remercier sincèrement les parlementaires engagés dans la construction et l'enrichissement de ce projet de loi. D'abord au Sénat, grâce au travail de la rapporteure Béatrice Gosselin, puis à l'Assemblée, notamment grâce à vous, chère Fabienne Colboc. En effet, vous vous êtes pleinement investie pour que les mots choisis soient les plus justes possibles, de sorte que ce texte soit précis et puisse largement rassembler – je vous en remercie.

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