Je commencerai par trois remarques sur le débat que nous venons d'avoir.
D'abord, c'est la Cour des comptes qui signale qu'il existait dès le début de l'année 2022 une insuffisance budgétaire de 22 millions d'euros en matière de dépenses de personnel sur les programmes 166 Justice judiciaire et 107 Administration pénitentiaire, indépendamment de la valeur du point d'indice. Par ailleurs, comme l'a dit le rapporteur général, il serait bon que la loi de programmation indique que la rémunération des greffiers fera l'objet d'un calendrier dédié. Enfin, après avoir repris les analyses de votre inspection générale à propos des dépenses de conseil, j'espère qu'il sera donné suite à la proposition de Mme la secrétaire générale du ministère d'amender la circulaire pour abaisser le seuil à partir duquel le comité ministériel d'engagement doit se prononcer.
J'en viens aux questions liées aux structures pénitentiaires. Le 16 mai 2023, le centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan a suspendu les admissions de nouveaux détenus. Cette décision s'explique par le taux d'occupation de l'établissement, qui dépassait 200 % en mars 2023. Cet exemple illustre notre incapacité à garantir des conditions dignes de détention.
Pourtant, depuis la fin des années 1980, six programmes immobiliers pénitentiaires ont été lancés, auxquels s'ajoute, plus récemment, le fameux programme 15 000, annoncé en octobre 2018. Malgré ces plans de construction, le taux d'occupation des prisons françaises s'est toujours maintenu au-dessus de 100 %. Il atteint désormais 118 % en moyenne et plus de 140 % en maison d'arrêt.
C'est pour comprendre les raisons de cet échec que j'ai décidé d'évaluer les programmes de construction pénitentiaire et d'analyser les raisons de cette inexorable procrastination. Elle vient de loin.
Les programmes immobiliers pénitentiaires ont tous un point commun : ils connaissent d'importants retards d'exécution et sont pratiquement tous revus à la baisse au cours de leur déploiement. Tel fut par exemple le cas du programme annoncé par Albin Chalandon en 1987, qui devait porter sur 25 000 places et a finalement permis d'en créer 11 000. Plus tard, le dispositif d'accroissement de capacité (DAC) s'est heurté au même accueil : il a permis de mettre en service 1 807 places supplémentaires, contre 3 000 initialement prévues.
Les outils dont dispose l'administration pénitentiaire pour conduire ses programmes immobiliers ont évolué au fil du temps. Depuis le début des années 2000, elle bénéficie du concours de l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (Apij), chargée spécifiquement de gérer les opérations de grande envergure. Par le biais des marchés de partenariat et désormais des contrats de conception-réalisation, l'administration pénitentiaire recourt davantage à des prestataires privés pour réaliser ses projets immobiliers. Toutefois, ces évolutions n'ont pas eu grande influence sur les résultats obtenus par la chancellerie s'agissant de l'état de nos prisons et des conditions de détention.
J'en viens au programme 15 000, dont les contours ont été précisés par la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, qui prévoit deux phases pour son exécution : la construction de 7 000 places nettes de détention de 2018 à 2022 et la construction de 8 000 places de 2022 à 2027. Ce programme, dont le coût prévisionnel s'élève à 4, 5 milliards d'euros, a été conçu pour soulager les maisons d'arrêt, qui connaissent les taux d'occupation les plus élevés, et favoriser une meilleure réinsertion des détenus. Un nombre significatif de places devait donc être ouvert dans des structures d'accompagnement vers la sortie (SAS), situées à proximité des centres-villes.
Dès le lancement de ce plan, plusieurs risques ont été identifiés. Le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) avait ainsi émis, sur la base de l'évaluation socio-économique du programme et de sa contre-expertise, un avis favorable assorti de certaines réserves sur les bénéfices attendus.
Les objectifs du programme, comme ceux des précédents, ne seront pas atteints. Seules 2 441 places avaient été ouvertes à la fin de l'année 2022, soit bien moins que les 7 000 prévues. Parmi ces places, 1 127, soit près de la moitié, ont été ouvertes en 2016 ou en 2017, bien avant l'annonce du programme 15 000. Par ailleurs, 2 081 places ouvertes depuis 2018 relevaient de programmes de construction annoncés en 2012 et en 2014. Certaines places relevant de la première tranche seront donc livrées avec un retard considérable. Tel est notamment le cas du nouveau centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan, qui sera livré en 2026.
Tout porte donc à croire que l'échéance de 2027 ne sera pas tenue et que les places relevant de la seconde tranche ne seront pas livrées avant 2030. Il faut ouvrir 13 400 places. L'échéancier qui m'a été transmis par l'administration pénitentiaire montre que plus de la moitié d'entre elles ne seront pas livrées en 2027.
Par ailleurs, les retards de construction se conjuguent avec des difficultés importantes de recrutement, qui peuvent placer l'administration pénitentiaire dans l'incapacité de mettre en service les établissements nouvellement construits. Je ne reviendrai pas sur les problèmes rencontrés par le schéma d'emploi.
En tout état de cause, le programme 15 000 semble sous-dimensionné. Il ne permettra pas de résorber la surpopulation carcérale ni d'atteindre un taux d'encellulement individuel de 80 % en 2027, comme cela avait été annoncé. À l'issue, 75 000 places seront opérationnelles, ce qui correspondra, selon les projections du ministère de la justice, au nombre de personnes détenues.
Ces projections fortement volatiles seront certainement révisées. Par ailleurs, la répartition géographique des détenus ne coïncidera certainement pas avec la localisation des places disponibles. Ainsi, le taux d'occupation du nouvel établissement de Bordeaux-Gradignan, à sa livraison en 2026 et à nombre de détenus inchangé, s'élèvera à 120 % et non à 100 %.
Ces constats sont partagés par la contrôleure budgétaire et comptable du ministère de la justice, qui a réalisé un contrôle sur l'exécution du programme immobilier pénitentiaire et conclu à son incapacité à limiter la surpopulation carcérale. Je recommande donc d'étendre dès à présent le programme 15 000 et de prévoir la construction de places supplémentaires.
Les raisons de l'allongement des délais de construction des prisons sont multiples. Tous les programmes immobiliers pénitentiaires ont connu des difficultés importantes en matière de recherche foncière. Selon l'administration pénitentiaire, elles découlent de contraintes en matière de faisabilité technique et environnementale et, surtout, de l'opposition d'élus locaux et de riverains à certains projets de construction.
Pour ma part, je pense que les acquisitions foncières du ministère de la justice sont d'autant plus complexes qu'il a fait le choix de rapprocher les prisons quasi exclusivement des centres-villes. Trop peu de mesures ont été prises pour faciliter l'adhésion des élus locaux aux projets de construction de prisons. Plusieurs propositions, que je fais aujourd'hui miennes, ont été formulées par le passé à ce sujet. Permettez-moi d'en mentionner deux. Nous pourrions modifier les modalités de calcul de la dotation de solidarité urbaine (DSU) pour favoriser les communes où se trouve un établissement pénitentiaire. Nous pourrions comptabiliser les places de détention au titre des obligations incombant aux communes en matière de logement social.
Par ailleurs, je rappelle avec insistance que certains projets stagnent, notamment à Grasse, à Châtillon-sur-Seine et à Oermingem, dans ma circonscription, où vous vous êtes rendu il y a quelque temps, monsieur le garde des sceaux.
La contrôleure budgétaire et comptable du ministère de la justice fait également valoir que le coût du programme 15 000 dépassera les prévisions. 3,6 milliards d'euros, soit 80 % de l'enveloppe initiale, ont d'ores et déjà été délégués au profit de l'APIJ. Par ailleurs, une part importante des crédits – 1,6 milliard d'euros – a été ouverte par la loi de finances pour 2017 et fait l'objet de reports successifs jusqu'en 2019.
Nous disposons d'une faible visibilité sur la manière dont l'administration pénitentiaire pilote la dépense. Je propose donc qu'un échéancier d'ouverture des crédits figure désormais dans les documents budgétaires et fasse l'objet d'une actualisation annuelle. À défaut, le ministère continuera à naviguer à vue, et le Parlement aussi, hélas.
Enfin, le contrôle réalisé par la contrôleure budgétaire du ministère de la justice sur le programme 15 000 démontre que l'administration pénitentiaire rencontre de très grandes difficultés pour formaliser ses propres commandes auprès de l'APIJ. Les opérations qui lui sont confiées ne sont jamais assorties d'objectifs explicites, ni en matière de calendrier ni en matière de coûts, ce qui est assez curieux.
Je recommande de déterminer des cibles claires, ce qui permettra de mieux évaluer le pilotage des programmes immobiliers du ministère de la justice et devrait constituer un outil de pilotage entre les mains du garde des sceaux lui-même. Monsieur le ministre, que comptez-vous faire pour aller dans ce sens ?