Je vous remercie pour les présentations denses que vous avez fournies en réponse aux questions transmises par le rapporteur et à la lumière de vos connaissances sur les auditions que nous avons menées.
Nous sommes, au sein de cette commission d'enquête, des représentants du peuple qui enquêtent en complément de l'enquête judiciaire, et dans le champ qui est le nôtre, sur quelque chose de grave. Il ne s'agit en effet pas de deux détenus qui se seraient croisés par hasard et qui se seraient affrontés. À ce stade, il est déjà possible, au vu des chefs d'inculpation et de ce qui a été rendu public, de qualifier ces faits d'assassinat, avec un degré de préméditation qui ne fait plus de doute.
Nos travaux comportent deux faces. D'un côté, notre commission a vocation à faire le maximum de lumière sur ce qui s'est passé s'agissant du parcours carcéral, des dysfonctionnements, voire des fautes lourdes et systémiques qui ont pu se faire jour dans la genèse de cet évènement et autour de cet acte. De l'autre côté, elle formulera des recommandations générales pour la suite, exercice auquel vous vous êtes prêtés. Vos recommandations rejoignent d'ailleurs un certain nombre de propositions qui ont déjà été émises par d'autres acteurs auditionnés. Celles-ci découlent de divers constats, y compris sur la dimension politique dans la gestion de certains statuts, car vous n'êtes pas les seuls à évoquer ce sujet.
Sur la question centrale relative aux raisons pour lesquelles nous nous intéressons aux dysfonctionnements de l'appareil judiciaire – puisque vous avez évoqué votre questionnement sur la légitimité de votre venue –, nous suivons évidemment le rapport de l'IGJ mais nous allons aussi au-delà au travers de nos auditions. Nous ne nous situons en effet plus au stade des simples responsabilités individuelles des agents ou des directeurs d'établissement qui ont déjà été soulignées par l'IGJ. Nous nous intéressons également aux rouages qui ont amené ce drame à la lumière de ce qui a été dit devant cette commission.
Pourquoi l'appareil judiciaire ne peut-il pas être exclu de cette analyse sans faux-fuyant quant à son rôle ? D'abord, il y a l'écho dû aux avis réservés et très réservés dont vous avez fait état en lien avec la première demande faite unanimement par la commission disciplinaire unique (CPU) dangerosité, soutenue par la direction de Condé-sur-Sarthe et par la direction interrégionale, et qui a été pointée dans le rapport. Cette demande a été émise pour que Franck Elong Abé aille en urgence en QER. Évidemment, nous nous interrogeons sur le fait que la DAP n'était pas liée par ces avis et sur les échanges politico-techniques sur ces questions.
Le rapport de l'IGJ indique également que le JAPAT et le PNAT – dont l'avis était « très réservé » – n'avaient pas à intervenir dans un domaine de compétence qui n'était pas le leur. Quand on met en lumière ce fait précis, associé à cet individu avec sa qualification de terroriste islamiste, et les statistiques des terroristes islamistes qui ne sont pas allés en QER depuis leur mise en place – ils sont entre 13 et 18 –, M. Elong Abé est certainement le seul parmi ces TIS à n'être pas allé en QER sur le fondement d'un tel avis. Nous n'avons pas encore la réponse à cette question, car l'administration pénitentiaire tergiverse pour l'instant, mais nous allons l'obtenir. Pourquoi insistons-nous là-dessus ? Parce que grâce aux auditions, nous connaissons mieux le fonctionnement de la communauté du renseignement ainsi que la gestion du parcours carcéral et de la sortie de l'individu lorsqu'il est terroriste islamiste. Il était effectivement radicalisé et terroriste islamiste. Ces avis réservés et très réservés ont été donnés – je cite et je fais écho à votre propos, madame Reuflet – en raison du comportement de l'individu. Le JAPAT et le PNAT persistent et signent en indiquant, en audition, que c'est en raison de leur connaissance de sa dangerosité qu'ils ont rendu de tels avis, et pas pour d'autres raisons. Les services extérieurs de renseignement font état d'éléments tendant à placer cet individu, non pas dans les dangereux parmi les dangereux, mais dans le haut du pavé répertorié, c'est-à-dire peut-être dans les 1 % à 5 % des terroristes islamistes incarcérés les plus dangereux. Ils ont en outre remis tous les éléments de renseignement, pour ce qui concerne le territoire national, à la DGSI et au PNAT en tant que « meneurs de jeu ». Au vu de la distribution de cette information en aval sur cette dangerosité, la situation prend une autre dimension.
Les avis réservé et très réservé prennent une autre dimension, notamment l'avis très réservé du PNAT qui avait connaissance, selon un certain nombre d'acteurs, des qualificatifs figurant dans les rapports concernant cet individu. Certains acteurs nous ont dit que le haut du spectre concernait l'ensemble des terroristes islamistes. Cependant, ce n'est pas ce qu'indiquent d'autres acteurs, qui précisent qu'il était extrêmement dangereux, aguerri, qu'il avait participé à des attaques contre la coalition au Pakistan, qu'il était schizophrène et qu'il était référencé comme tel par les autorités américaines. Il a été dit devant cette commission que ces informations étaient en possession des « meneurs de jeu » qui devaient ensuite les distribuer vers l'aval.
Lorsqu'on croise cette situation avec le fait que la dangerosité du détenu a mené à l'émission de ces avis, rares, concernant ce parcours, la responsabilité prend une autre ampleur et je pense que vous le comprenez aisément. De surcroît, c'est en raison de cette dangerosité que cet individu n'a pas été mis en QER à plusieurs reprises. C'est en raison, nous a-t-on dit, du fait qu' « il allait mieux à Arles » que la marche en avant vers la détention ordinaire s'est poursuivie. De l'autre côté, le chef de l'IGJ dit qu'il était impossible pour l'administration pénitentiaire de le placer en détention ordinaire si elle avait su qu'il était considéré comme « haut du spectre » et qu'il était extrêmement dangereux. Ce constat est d'ailleurs corroboré par M. Urvoas et Mme Belloubet qui estiment qu'il n'avait rien à faire en détention ordinaire et en emploi au service général. La chaîne de responsabilité prend donc une autre dimension compte tenu du rôle de pivot du parquet national antiterroriste, en particulier vis-à-vis de ce parcours.
En outre, le parquet national antiterroriste est intervenu dans la gestion du statut de DPS, notamment des détenus du « commando Érignac ». Il est intervenu au niveau de la commission locale au regard des trois critères jugés larges par le directeur de l'administration pénitentiaire et qui ne faisaient pas intervenir l'administration pénitentiaire, comme Laurent Ridel l'a indiqué.
L'ancien Premier ministre Jean Castex avait donné un avis défavorable à la levée du statut de DPS, ne suivant pas les avis favorables des commissions locales DPS émis pour l'un des détenus en question, à savoir M. Alessandri. Il a insisté sur le fait que le PNAT était très défavorable à une telle levée alors que la commission locale y était favorable ; c'est dire le rôle prégnant de l'intervention du PNAT dans la gestion des détenus du « commando Érignac » alors qu'il y avait des demandes de transfert et que celui-ci aurait pu avoir lieu malgré ce statut. C'est pour ces raisons que nous nous posons la question des dysfonctionnements de l'appareil judiciaire, entre autres choses. S'agissant de la chaîne de responsabilité et à la lumière des éléments qui alimentent cette commission, nous allons donc un peu plus loin que les seules conclusions de l'IGJ, sur lesquelles nous nous appuyons cependant.
Je prends note du fait que vous n'allez pas vous prononcer sur les avis donnés par les magistrats. Néanmoins, je manquerais à mon devoir si je ne précisais pas que nous faisons face à une affaire grave, et même très grave, du point de vue de la gestion en miroir de deux individus avec des dimensions politiques ou systémiques qui se font jour, d'une part, dans le parcours de M. Elong Abé – avec le trouble engendré par un certain nombre de faits qui ont été mis en lumière, notamment ce matin en conférence de presse – et, d'autre part, dans l'attitude des services de renseignement, et dans celle du parquet national antiterroriste dans la gestion du statut de DPS des membres du « commando Érignac ».
Je vous remercie d'avoir indiqué ce qu'il en était fonctionnellement de la gestion du statut de DPS avec la prégnance de la décision du garde des Sceaux ; ce sont effectivement les textes. Néanmoins cela recoupe les propos d'un certain nombre d'acteurs qui, sans admettre une gestion politique, ont souligné la dimension particulière représentée par certains détenus.
Certains d'entre vous – je pense notamment à M. Friat – ont travaillé au sein de l'administration pénitentiaire. Compte tenu de l'organisation pyramidale évoquée, peut-on considérer que, dans le cadre du statut de DPS actuel – et nous envisageons de le réformer car nous pensons qu'il faut effectivement regarder vers l'avenir –, des instructions particulières ont pu être données par la Chancellerie dans de tels dossiers sensibles ? Une telle fluidité d'information est-elle de l'ordre du possible ? Nous ne sommes pas là pour accuser quelqu'un en particulier, nous parlons de systèmes et nous voulons clore une époque à la suite de cet assassinat. Il est aussi important d'avoir une connaissance des enchaînements qui se sont produits, sans forcément qu'il y ait une dimension judiciaire à la clé, mais seulement dans le but de réformer le système. Le système qui entoure le statut de DPS, tel qu'il ressort de vos propos et compte tenu de cette dimension pyramidale, laissait-il libre cours à ce genre d'instruction dans certains dossiers sensibles ? Je veux bien sûr parler des détenus corses, mais nous pourrions parler des détenus basques. Je cite les Corses et les Basques, car ils ont été évoqués devant nous, notamment par une ancienne garde des Sceaux. Nous explorons ce système pour le réformer et je peux d'ores et déjà dire que la proposition que vous faites m'agrée. Elle avait d'ailleurs déjà été évoquée par l'ancien Premier ministre, bien qu'il ait été un peu mis en défaut dans la pratique selon moi.