Intervention de Gérard Leseul

Réunion du mercredi 12 janvier 2022 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGérard Leseul, rapporteur :

La présente proposition de loi vise à mieux reconnaître le travail, préoccupation que nombre d'entre nous partagent. Certains métiers dont l'utilité sociale n'est pourtant plus à démontrer sont rémunérés à des niveaux trop bas pour que ceux qui les exercent vivent dans des conditions décentes. Pour faire le lien avec la discussion précédente, je rappelle que le coût de la vacation d'un urgentiste pour une garde de vingt‑quatre heures équivaut au salaire mensuel d'une aide‑soignante.

Afin de mieux reconnaître le travail, le groupe Socialistes et apparentés propose que le salaire minimum ne soit plus un simple salaire de subsistance. Le SMIC doit remplir de nouveau les deux objectifs que le législateur lui a fixés dès sa création, en 1970, sous le gouvernement Chaban-Delmas : garantir le pouvoir d'achat des travailleurs les plus modestes et assurer la participation de ces travailleurs au développement économique de la nation. À travers ces deux fonctions premières, le salaire minimum devait être un véritable « salaire de civilisation », pour reprendre les termes de Pierre Herman, rapporteur de la loi de 1970 qui a substitué le SMIC, alors « salaire minimum interprofessionnel de croissance », au SMIG, salaire minimum garanti.

Peut-on encore considérer qu'un travailleur rémunéré au SMIC dispose d'un pouvoir d'achat suffisant pour participer à la vie économique de notre pays ? S'établissant à 1 269 euros net mensuels, soit à peine 200 euros de plus que le seuil de pauvreté, le salaire minimum n'est guère plus qu'un salaire de subsistance. Certes, des suppléments de revenu, comme la prime d'activité, viennent compléter ce montant. Toutefois, il faudrait pouvoir vivre décemment des revenus de son propre travail, comme le souhaitent de nombreuses Françaises et de nombreux Français.

Le groupe Socialistes et apparentés estime qu'il est plus que temps d'engager un nouveau cycle de répartition des richesses et de revaloriser le travail par la hausse des salaires. Deux constats devraient nous pousser à reconsidérer le montant du salaire minimum.

Premier constat : le partage des richesses est de plus en plus inégalitaire. Ces dernières années, la déformation du partage de la valeur ajoutée a connu une forte inflexion en faveur du capital. Si la crise sanitaire a marqué un bref temps d'arrêt dans l'envolée des montants des dividendes distribués, ce n'était qu'une parenthèse : 51 milliards d'euros de dividendes ont été versés en 2021, soit une augmentation de 22 % par rapport à 2020. Cette hausse record contraste fortement avec la stagnation des salaires les plus faibles.

Non seulement la part des richesses qui revient au travail s'est réduite, mais elle est aussi distribuée de plus en plus inégalement entre les travailleurs. La rémunération des 1 % les plus riches est restée très dynamique, alors que celle des plus pauvres a stagné. La concentration des fruits de la croissance sur un nombre très réduit de ménages nous porte à nous interroger sur le bien‑fondé de ce modèle de société, qui n'apparaît plus soutenable.

Ces deux évolutions – hausse sans précédent des dividendes distribués et creusement des inégalités salariales – ont été soulignées à plusieurs reprises au cours des auditions que nous avons menées. La hausse du salaire minimum que nous appelons de nos vœux à travers cette proposition de loi s'inscrit pleinement et clairement dans la volonté de relancer la lutte contre les inégalités de rémunération.

Second constat : le montant du salaire minimum est désormais insuffisant pour vivre décemment. Il stagne depuis de nombreuses années. En l'absence de véritable revalorisation, le rythme de croissance du SMIC réel a été divisé par dix entre la décennie 2000 et la décennie 2010. En conséquence, le SMIC ne préserve plus complètement les travailleurs qui le perçoivent d'une certaine précarité.

Les recommandations émises par le groupe d'experts sur le SMIC ne sont sans doute pas étrangères à l'absence récurrente de « coup de pouce ». Depuis sa création, en 2009, ce groupe remet chaque année un rapport aboutissant aux mêmes conclusions : le SMIC ne doit pas être relevé, et les mécanismes de revalorisation automatique devraient même être supprimés. Je suis convaincu que la composition du groupe d'experts sur le SMIC devrait garantir davantage de pluralisme, afin que des points de vue plus divers puissent s'exprimer. J'ai déposé un amendement visant à ce que le groupe d'experts ne soit plus quasi‑exclusivement composé d'économistes, appartenant la plupart du temps aux mêmes écoles de pensée : il devrait comprendre des représentants des partenaires sociaux et au moins un représentant d'une association œuvrant dans le champ de la lutte contre la précarité.

À la stagnation du SMIC s'ajoute le retour de l'inflation et la hausse des dépenses contraintes, celles auxquelles les ménages ne peuvent échapper. De surcroît, la précarisation du marché du travail, plus particulièrement l'augmentation du nombre de temps partiels, a créé une véritable classe de travailleurs pauvres.

Le Gouvernement semble partager le constat qui sous‑tend cette proposition de loi. En effet, il a pris un certain nombre de mesures visant à compléter les bas salaires, considérant sans doute que leur montant est trop faible pour permettre aux travailleurs les plus modestes de vivre dans des conditions décentes. La hausse de la prime d'activité, souvent présentée comme une mesure phare en faveur du pouvoir d'achat, fait partie de ces compléments de revenu qui s'ajoutent au salaire. Je rappelle toutefois que l'augmentation de cette prime n'a bénéficié qu'à la moitié des salariés rémunérés au SMIC. De plus, ce supplément de revenu ne constitue pas un salaire : la prime n'ouvre aucun droit social, ni à la retraite ni à l'assurance chômage. Elle ne répond donc pas à ce que souhaitent les Français : vivre de leur propre travail.

Partant de ces constats, notre groupe considère que le moment est opportun pour revaloriser le salaire minimum, pour plusieurs raisons.

En premier lieu, de nombreux pays se sont engagés dans la voie d'une revalorisation substantielle de leur salaire minimum. La conseillère aux affaires sociales de l'ambassade d'Allemagne en France, que nous avons auditionnée, a souligné les effets bénéfiques de l'instauration, en 2015, d'un salaire minimum en Allemagne. Le nouveau gouvernement de coalition a soumis un projet de loi, qui devrait être prochainement discuté, visant à le revaloriser de 25 % : le salaire minimum atteindrait ainsi 12 euros de l'heure.

L'Allemagne n'est pas le seul de nos partenaires économiques à avoir engagé une hausse des salaires les plus faibles. Le salaire minimum britannique a augmenté d'un tiers depuis 2015 et devrait dépasser le niveau du SMIC en avril 2022. En Espagne, le salaire minimum a augmenté de 7 % en 2017 et de 22 % en 2019.

La Commission européenne s'est elle-même saisie du sujet en soutenant l'instauration de salaires minimums équitables dans l'ensemble des États membres. La présidence française du Conseil de l'Union européenne devrait permettre d'avancer, et l'Allemagne sera à nos côtés en la matière, comme nous l'a confirmé son ambassade.

En deuxième lieu, la crise sanitaire a mis en évidence la rupture qui existe entre ceux qui ont la possibilité de télétravailler et les travailleurs de la première ligne, qui ont continué à se rendre sur leur lieu de travail. On retrouve dans cette catégorie des agents d'entretien, des caissiers, des salariés agricoles, mais aussi des aides‑soignants, qui perçoivent le plus souvent des salaires très faibles. Parce qu'ils répondent aux besoins de première nécessité, les travailleurs de première et deuxième lignes ont vu leur travail s'intensifier et leurs conditions de travail, déjà difficiles, se détériorer.

En outre, la crise sanitaire a profondément ralenti l'activité d'un grand nombre de secteurs qui emploient en majorité des salariés rémunérés à un niveau proche du SMIC. Il s'agit principalement des ouvriers peu qualifiés de l'industrie et de la construction, des professionnels de l'action culturelle et sportive, des employés de l'hôtellerie et de la restauration.

L'ensemble de ces travailleurs, dont nous avons tous salué le caractère essentiel, attendent une juste contrepartie aux efforts qu'ils ont fournis. L'augmentation du SMIC est une mesure simple qui permettrait de reconnaître enfin ces métiers et de les rendre plus attractifs.

Le Président de la République entendait faire de l'égalité entre les femmes et les hommes la « grande cause » du quinquennat. L'augmentation du salaire minimum s'inscrirait pleinement dans l'objectif de réduction des écarts de rémunération entre les femmes et les hommes. En effet, près de 60 % des salariés rémunérés au niveau du SMIC sont des femmes, alors qu'elles ne représentent que 44 % de l'ensemble des salariés du secteur privé. En dépit de leur utilité sociale, les professions considérées comme « féminines » sont malheureusement souvent les moins reconnues, et donc les plus faiblement rémunérées. Pour atteindre l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, il ne suffit pas d'assurer la présence de quelques femmes au sommet des entreprises, dans les conseils d'administration : il faut lancer une revalorisation du salaire minimum qui bénéficiera de fait à de nombreuses femmes.

Pour revaloriser les bas salaires, nous proposons d'actionner deux leviers complémentaires : augmenter le SMIC de 15 %, et ouvrir une conférence nationale sur les salaires. En effet, l'augmentation du SMIC gagnerait à s'accompagner d'une réflexion bien plus vaste sur la répartition de la valeur ajoutée. Nous proposons d'inviter les partenaires sociaux à entamer des négociations sur la revalorisation des salaires minimums conventionnels. En d'autres termes, nous souhaitons que l'augmentation du SMIC soit le point de départ d'une meilleure rémunération du travail.

La conformité au SMIC des minima de branche a été abordée à plusieurs reprises au cours des auditions. En effet, des minima conventionnels inférieurs au SMIC ont tendance à tasser les grilles salariales. En conséquence, la prise de responsabilité et l'expérience dans l'entreprise ne sont plus rémunératrices. Les syndicats de salariés que nous avons entendus ont unanimement appelé à une mise en conformité rapide des minima de branche. Je propose donc de créer, par voie d'amendement, un mécanisme fortement incitatif pour les branches : la réduction générale sur les cotisations patronales serait calculée non plus sur le SMIC, mais sur le montant du salaire minimum conventionnel lorsque ce dernier n'est pas conforme au niveau du SMIC. La même proposition figure d'ailleurs dans le dernier rapport du groupe d'experts.

Une conférence nationale sur les salaires réunissant l'ensemble des partenaires sociaux serait également l'occasion de réfléchir aux moyens de lutter contre le temps partiel subi, les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes et les écarts de rémunération, ou encore d'évoquer l'attractivité de certains secteurs. La perspective d'une telle conférence a été saluée par l'ensemble des syndicats de salariés que nous avons auditionnés.

En actionnant ces deux leviers, nous ne pénaliserions pas l'économie française. L'inquiétude relative au coût du travail en France doit désormais être dépassée. Nous savons aujourd'hui que la course au moins‑disant social ne nous prémunit en aucun cas contre la crise économique et contre un taux de chômage élevé. Le bien‑fondé d'un partage des richesses aussi défavorable aux salariés doit être remis en cause. N'oublions pas que le salaire n'est pas seulement un coût ou une charge, mais aussi un revenu source de pouvoir d'achat, donc de croissance économique. Augmenter le SMIC permettra de renouer avec l'objectif initial : faire du SMIC un salaire de croissance et un « salaire de civilisation ».

J'ai bien conscience qu'une augmentation du SMIC représente un coût pour les entreprises. C'est pourquoi je proposerai, par voie d'amendement, d'instaurer un crédit d'impôt ciblé sur les petites et moyennes entreprises (PME) pour leur permettre de la financer. Les PME embauchant la majorité des salariés rémunérés au SMIC, il faut neutraliser pour elles les effets de notre disposition – surtout pour les plus petites.

Je souhaite que nous ayons ce matin un véritable débat sur le niveau de rémunération minimum des travailleurs français.

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