Dois-je me réjouir de cette mise en lumière du manque d'accompagnement de la dématérialisation ? J'ai eu si longtemps l'impression de passer pour une ringarde qui voulait empêcher la numérisation ou la dématérialisation lorsque j'en pointais les dysfonctionnements !
À titre personnel, je m'en satisfais tout à fait, car elle me permet de gérer à distance nombre de tâches et d'alléger ma charge mentale. En tant qu'élue d'une circonscription populaire, en revanche, je vois de plus en plus de personnes dont les problèmes se sont aggravés, qui éprouvent une colère grandissante envers les services publics censés leur apporter des réponses et garantir l'égalité. La dématérialisation est une fracture supplémentaire dans le pays, et la présence des services publics ne se pose pas seulement dans les zones rurales. Dans ma permanence, en zone très urbanisée, je dois traiter de façon récurrente les problèmes liés aux permis de conduire, aux cartes grises, mais aussi aux services des étrangers.
L'État, c'est affolant, a accordé en quelque sorte une délégation de service public gratuite à nombre d'associations et d'élus. On finit par trouver normal que certains actes relevant auparavant des agents en préfecture soient à présent effectués par des associations – d'ailleurs, largement discriminées pour la plupart – ou par des élus qui pourraient avoir d'autres missions à accomplir. À la préfecture test des Hauts-de-Seine, la dématérialisation a été amorcée depuis longtemps. Lorsque la création d'un point d'accueil a été envisagée pour aider les usagers, on m'a dit sans plaisanter qu'il fallait demander un rendez-vous en ligne pour y accéder – au moins ai-je pu obtenir l'installation d'un numéro de téléphone.
Ce n'est là qu'une « aide à cliquer », alors que les usagers les plus vulnérables ont plutôt besoin d'une aide pour constituer les dossiers, comprendre les consignes. Essayez de déposer un dossier dématérialisé au service chargé des étrangers. Je l'ai fait plusieurs fois sans être sûre d'avoir fait les choses correctement ; quant à joindre le service pour s'assurer du bon dépôt du dossier, demander quel est le temps d'attente et, le cas échéant, faire une relance, il n'y a personne pour répondre ! L'enjeu ici est tout autre que la possibilité de régler des petites choses par voie dématérialisée ; c'est la possibilité de rester dans le pays, d'avoir un boulot, d'ouvrir un compte en banque, de scolariser ses enfants.
S'il y a des moyens supplémentaires, nous les prendrons, évidemment, car ils sont nécessaires. Mais on sait qu'un agent d'accueil qui n'accueille plus, ou de plus en plus mal, est exposé aux risques psychosociaux, à la souffrance au travail, et finit par partir. S'ensuit un turnover qui augmente, au point que dans nombre de services de préfectures, les vacataires sont plus nombreux que les titulaires. Et le traitement des dossiers se passe encore plus mal.
La dématérialisation n'accélère donc pas non plus le rythme de traitement des dossiers ; elle a même plutôt tendance à le ralentir et à créer mal-être au travail et incertitudes pour les usagers.