Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, c'est un honneur pour la CRIIRAD d'être auditionnée par cette commission. La CRIIRAD est une association à but non lucratif qui a été créée en 1986 par des citoyens scientifiques et non scientifiques de l'Ardèche et de la Drôme, à la suite de la catastrophe de Tchernobyl. Cette structure avait alors pour mission d'améliorer l'information et la protection des citoyens en matière de radioactivité. Je rends d'ailleurs hommage à Michèle Rivasi, une figure emblématique de la création de la CRIIRAD, qui nous a quittés il y a quelques mois. L'association s'est rapidement dotée d'un laboratoire de mesure de la radioactivité pour effectuer ses propres expertises et contrôles, indépendamment de l'État et des industriels, qu'il s'agisse de radioactivité naturelle, médicale, liée aux activités militaires ou du nucléaire civil.
Après la décision du président Jacques Chirac de reprendre les essais nucléaires en Polynésie française en 1995, la CRIIRAD s'est plus particulièrement penchée sur les retombées de ces essais. Nous avions demandé l'accès au site de Moruroa pour effectuer des expertises, ce qui nous a été refusé. L'État a alors affirmé qu'une étude serait confiée à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), étude effectivement réalisée en 1996-1997 à partir de prélèvements et ayant donné lieu à un rapport d'expertise sur la radioactivité résiduelle à Moruroa et Fangataufa, publié en 1998. Ce dernier concluait à la présence de doses de radioactivité à Moruroa si faibles qu'il n'était même pas nécessaire de poursuivre la surveillance radiologique à long terme. La CRIIRAD a réalisé une analyse critique du rapport de l'AIEA, rendue publique en 1999 lors d'un colloque à l'Assemblée nationale. Nous interpellions alors le Président de la République sur plusieurs points. Contrairement aux affirmations de l'AIEA, une analyse approfondie de ces documents et études révèle que la contamination résiduelle à la surface de certains motus de Moruroa – notamment le motu Colette, fortement contaminé au plutonium lors d'essais de sécurité – est telle que les doses par ingestion et inhalation pour des personnes résidant sur cet atoll, s'il était banalisé, dépasseraient d'un facteur 500 à plusieurs millions les chiffres avancés par l'AIEA. Cette information ne peut être prise à la légère, d'autant que la quantité de matières radioactives enfouies dans les puits forés pour les essais nucléaires ainsi que dans les puits de stockage de déchets radioactifs, selon le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et les données militaires, dépasse de plusieurs dizaines, voire centaines de fois, le seuil de classification d'un site en installation nucléaire de base. Mororua aurait donc dû, à l'époque, être catégorisé en tant qu'installation nucléaire de base, conformément aux critères réglementaires en vigueur et ne peut pas être restitué en l'état à des populations susceptibles d'y vivre.
En 2005, l'Assemblée de Polynésie française a constitué une commission d'enquête, dirigée par Bruno Barillot, qui nous a quittés il y a quelques années. Je souhaite lui rendre hommage car il a consacré une partie de sa vie à éclairer les conséquences des essais nucléaires en Algérie et en Polynésie. L'Assemblée de Polynésie a confié à la CRIIRAD une mission préliminaire de mesures sur les sites de Mangareva, de Tureia et de Hao. Celle-ci a été brève. Sur l'atoll de Tureia, nous ne sommes restés que deux heures et demie. Mais elle nous a permis de recueillir des données significatives sur les taux de radioactivité. Sur l'île de Mangareva, j'ai été particulièrement frappé par une observation certes subjective, mais révélatrice. D'un côté de l'île, à Taku, avait été érigé un blockhaus aux parois épaisses de 60 centimètres, dont j'imagine qu'il était destiné à protéger les militaires ou les membres du CEA. En revanche, de l'autre côté de l'île, dans le village de Rikitea, ne se trouvait qu'un simple hangar en parpaings et tôles ondulées, construit après 1966. Selon la CRIIRAD, cette différence de traitement reflète une inégalité entre la population polynésienne, souvent exposée à la radioactivité dans des conditions inacceptables, et d'autres catégories de personnes. Durant ces quelques jours, nous avons effectué des prélèvements de sol et d'autres compartiments de l'environnement à Tureia et à Mangareva. Nous avons constaté des traces de contamination dues aux essais nucléaires français, mais pas seulement. Ces traces sont mesurables. À Tureia, dans les sédiments d'un bâtiment de récupération des eaux pluviales, nous avons identifié du césium 137 et du plutonium. En 2012, nous avons également étudié les coraux du lagon de Rikitea à Mangareva, qui conservaient les traces des différents types d'essais nucléaires, révélant la présence d'uranium 236, de strontium 90, de carbone 14 et de plutonium. Bien que l'environnement ait gardé les traces des retombées radioactives, nous avons conclu qu'en 2005, les niveaux de radioactivité résiduelle à Mangareva et Tureia étaient mesurables, mais très faibles en termes d'impact sanitaire. Cependant, en 2005-2006, nous avons commencé à consulter des documents peu à peu déclassifiés, qui révélaient des niveaux de contamination radioactive extrêmement élevés à Tureia et à Mangareva en 1966 et 1967.
En 2016, à la demande de Bruno Barillot et de l'Assemblée de Polynésie, nous avons poursuivi ce travail d'analyse par une étude sommaire de quelques jours. Nous avons examiné une partie des documents déclassifiés et, dans un rapport publié en 2016, nous avons démontré que les évaluations de doses effectuées par les militaires et le CEA sous-estimaient complètement la réalité de l'impact des retombées des essais atmosphériques sur Mangareva et Tureia. Par exemple, en 1966, à Tureia, les mesures officielles n'ont pris en compte qu'une seule retombée en lien avec un essai nucléaire, alors que cet atoll a subi six retombées successives cette même année. Par ailleurs, pour calculer les doses par inhalation, le CEA ne considère pas la fraction la plus fine des particules radioactives, qui pénètrent pourtant le plus en profondeur dans les poumons. De même, ces calculs de doses ne tiennent pas compte du tritium, du carbone 14 et du plutonium, alors qu'ils sont présents dans les retombées radioactives. Notre étude, publiée dans l'ouvrage « Toxique » de manière très pédagogique, démontre clairement que les évaluations de doses officielles sous-estiment la réalité de l'exposition des populations.
Depuis longtemps, nous estimons qu'il est essentiel que les populations exposées ˗ qu'elles soient polynésiennes, métropolitaines, militaires ou civiles ˗ soient correctement informées des risques et indemnisées de manière adéquate. Or, ce n'est pas le cas actuellement avec le seuil d'1 millisievert (mSv), en dessous duquel les demandes sont a priori systématiquement rejetées. D'ailleurs, le seuil de risque négligeable ne s'élève pas à 1 mais à 0,01 mSv selon la directive de la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom) de mai 1996. Ainsi, nous considérons que la méthode utilisée pour analyser les demandes d'indemnisation des personnes exposées n'est pas satisfaisante, d'une part parce que le critère de seuil de risque est inapproprié et, d'autre part, parce que la méthode d'évaluation des doses subies ne reflète absolument pas la réalité.