Je suis épidémiologiste, avec une formation initiale en mathématiques. J'ai également réalisé une thèse en biostatistique et une autre en écologie. Bien que je possède un master 2 en radiobiologie et que j'ai acquis des connaissances médicales au fil du temps, je ne suis pas médecin. J'appréhende donc les pathologies radio-induites en tant qu'épidémiologiste uniquement. Je dirige depuis trente ans une unité de recherche dédiée aux rayonnements ionisants. Nous constituons des cohortes de personnes irradiées, calculons les doses reçues et suivons ces cohortes sur le long terme. L'existence du système national des données de santé (SNDS) facilite désormais ce suivi. Nous établissons et quantifions les risques en fonction des doses de radiation. C'est le cœur de mon métier. Ce travail a abouti à la création de nombreuses cohortes et à la publication d'environ 300 articles dans des revues internationales.
Depuis 1992, je me consacre également aux essais nucléaires français. J'ai en effet jugé anormal l'absence d'études sur le sujet et j'ai commencé par publier un article sur la mortalité par cancer en Polynésie, comparée à celle des autres populations maories. Nous y avons démontré un excès de mortalité pour le cancer de la thyroïde, bien que ce type de cancer présente généralement un bon pronostic, rendant la notion de décès par cancer de la thyroïde ambiguë.
À la suite à cette publication, nous avons obtenu l'accès aux données du registre d'incidence des cancers, constitué à la demande de la Communauté du Pacifique Sud (CPS) dans les années 1984-1985. Une fois sur place, notre équipe, constituée entre autres de deux médecins, a amélioré ce registre. Nous avons examiné l'ensemble des archives papier des cliniques privées et du centre hospitalier territorial (CHT). Nous avons exclu certains cancers du registre et en avons inclus un grand nombre d'autres (environ 30 % en plus).
Par la suite, nous avons publié plusieurs études portant sur les facteurs de risque du cancer de la thyroïde et sur le rôle des essais nucléaires. La première d'entre elles reposait sur des données individuelles très détaillées concernant l'alimentation, les lieux de résidence et des mesures de teneur en iode dans les ongles, ainsi que dans les aliments. L'estimation des doses était basée sur des rapports synthétiques adressés, me semble-t-il, par le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) au comité scientifique des Nations Unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR). Cependant, ces rapports auraient été lissés, sous-estimant ainsi les doses réelles. Notre première étude a conclu à un rôle faible, mais significatif des retombées nucléaires dans le risque d'apparition de cancer de la thyroïde. Nous avons communiqué ces résultats en 2006 et publié l'article correspondant en 2010. Plus tard, à notre demande, l'Académie des sciences a obtenu le déclassement des rapports originaux des services internes de radioprotection, à la suite duquel nous avons mené une nouvelle étude, en procédant à une seconde dosimétrie de la première étude en en améliorant considérablement la méthode, cette fois à partir des données brutes. Les résultats ont été publiés dans le JAMA Network Open, confirmant ainsi notre premier constat, à savoir un nombre faible, mais significatif de cancers de la thyroïde attribuables aux essais nucléaires.
J'en viens à la question de l'expertise collective de l'INSERM, que je n'ai pas coordonnée. Bien que j'en sois le premier auteur, la coordination a été assurée par les services administratifs de l'INSERM, sous la direction de Laurent Fleury. Aucun scientifique ne coordonne les expertises de l'INSERM. Celle-ci, reposant sur nos premiers travaux, offrait donc des conclusions très mesurées. Aucune demande de données particulières n'est formulée dans le cadre d'une expertise, qui consiste uniquement en une synthèse des résultats publiés et se fonde, ce faisant, sur des données publiées dans la littérature scientifique accessible à tous, ce qui garantit la plus grande transparence. Il convient toutefois de préciser qu'à l'époque, les données publiées étaient alors beaucoup moins nombreuses qu'aujourd'hui.
En réponse à votre question, même lorsque le commanditaire est représenté par la puissance publique, comme ce fut par exemple le cas à propos du chlordécone, il n'existe aucun moyen de faire pression sur l'INSERM. En effet, sa méthode de fonctionnement ne requiert aucun budget supplémentaire et s'appuie seulement sur l'accord de scientifiques reconnus dans leurs domaines respectifs. Cependant, l'objectif recherché étant le consensus, il est possible que les résultats soient lissés. Parfois, l'existence de divergences sur certains points importants conduisent à un style quelque peu ampoulé et assez peu lisible.
L'expertise de l'INSERM n'a donc pas nécessité d'accéder à des données spécifiques. Dans le cadre des deux études évoquées précédemment, respectivement publiées dans le British Journal of Cancer en 2010 et dans le JAMA Network Open, nous avons obtenu les données de l'UNSCEAR, sans intervention des autorités militaires afin de garantir notre indépendance. Nous avons veillé à ce que l'ensemble de l'étude se concentre sur les natifs de Polynésie française, qui représentaient 95 % des cas de cancers de la thyroïde. Pour la seconde partie de l'étude, après la déclassification des rapports, nous avons immédiatement scanné tous les documents et nous les avons transmis aux États-Unis, aux scientifiques du National Cancer Institute, qui collaborait avec nous dans le travail d'estimation des doses. Je reconnais toutefois ne pas avoir demandé l'accès à certains documents, ne sachant du reste pas s'ils existent ou non : c'est par exemple le cas des éventuelles études antérieures aux essais nucléaires, ou des données individuelles de contamination interne des participants aux essais. Ces informations auraient pu être utiles pour vérifier certaines hypothèses, notamment la localisation des personnes. Cependant, l'armée nous a indiqué que ces données étaient imprécises et qu'elles avaient été collectées dans une optique de triage, ce qui les rendait inutilisables pour nous. Selon moi, à terme, il sera quand même nécessaire de réaliser une étude de cohorte incluant les habitants de Tureia, de Mangareva et les Polynésiens ayant participé aux essais nucléaires, ce qui impliquera de pouvoir accéder à ces données.
Enfin, je travaille actuellement sur un projet dont j'attends l'acceptation par l'Agence nationale de la recherche (ANR) visant à étudier les effets transgénérationnels de l'irradiation en Polynésie et au Kazakhstan. L'inclusion de ces deux régions dans l'étude vise à obtenir une puissance statistique suffisante en augmentant le nombre de cas étudiés. Les travaux porteront exclusivement sur la génétique, en analysant les néomutations chez les enfants en fonction des doses reçues par les gamètes de leurs parents.