En tant que présidente du Syndicat de la magistrature, deuxième organisation représentative des magistrats, je souhaite aborder la question de la justice des mineurs, qui nous préoccupe particulièrement.
Nous collaborons étroitement avec de grandes associations, avec le fonds des Nations Unies pour l'enfance (Unicef) et avec des organisations syndicales de travailleurs sociaux. Nous sommes deux anciennes juges des enfants.
Lorsque nous avons publié notre état des lieux, de nombreux collègues nous ont remerciés de mettre en lumière des aspects de leur quotidien professionnel souvent jugés insupportables. Les juges des enfants et les procureurs chargés des mineurs suivent avec beaucoup d'attention et d'espoir les travaux de votre commission d'enquête.
Concernant la réalisation de l'état des lieux, nous souhaitions, à l'origine, élaborer un « kit de survie » adressé aux juges des enfants et aux travailleurs sociaux. Ce projet visait à fournir des outils pratiques aux professionnels de la protection de l'enfance, confrontés à un système en grande difficulté. Ces outils pratiques devaient répondre à des questions concrètes : que peut faire un juge au quotidien ? Qui alerter ? Comment se débrouiller dans ce système complexe ?
Nous avons donc décidé de commencer par recueillir les témoignages de nos collègues sur la situation de la protection de l'enfance et de la justice des mineurs.
Lorsque nous avons pris connaissance des résultats du sondage, des retours de nos collègues ainsi que du nombre de réponses (avec une participation inhabituelle de près de 35 % de magistrats), nous avons identifié une forte attente de nos collègues pour rendre visible leurs préoccupations. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de formuler des propositions et de mettre de côté l'élaboration d'outils pratiques.
Deux séries d'informations importantes émergent de cet état des lieux : l'une porte sur l'état de la protection de l'enfance, l'autre sur la justice des mineurs.
S'agissant tout d'abord de la protection de l'enfance, le diagnostic révèle surtout le caractère systémique d'une certaine maltraitance institutionnelle. Il existe désormais un consensus sur l'effondrement que traverse ce secteur et la crise qui en découle. Il est nécessaire d'unir nos voix pour le dénoncer. Les professionnels le signalent depuis longtemps. Désormais, les usagers et les personnes concernées se font également entendre. Votre commission a d'ailleurs entendu le comité de vigilance des enfants placés sur ce sujet, notamment à la suite d'événements dramatiques dans certains départements.
Nous montrons que cette situation est généralisée. En tant que magistrats, nous sommes bien placés pour exposer ces problématiques systémiques. Nous traversons actuellement une crise majeure et de nombreuses voix s'élèvent pour réclamer davantage que de simples mesures d'ajustement. Il est temps de renverser la tendance pour véritablement changer les choses.
La cartographie des décisions de placement inexécutées, intégrée dans cette étude, est particulièrement édifiante. Nous avons collecté des données dans deux tiers des départements et recensons au moins 3 335 placements inexécutés. Les départements comptent des centaines d'enfants qui devraient se trouver en sécurité dans des lieux de placement, mais qui sont encore chez eux.
Ces enfants sont passés devant le juge. Une audience a eu lieu, le juge a examiné le dossier, il y a eu un débat contradictoire sur les éléments de danger, et une décision de placement a été prise. Nous savons qui sont ces enfants, où ils vivent. Nous connaissons leur situation et le niveau de maltraitance qu'ils subissent au domicile. Pourtant, les décisions restent inexécutées.
Nous avons prévu de vous remettre une collecte de dizaines de situations adressées par nos collègues. J'ai retenu l'une d'entre elles pour cette audition. Elle émane d'une collègue exerçant dans le Maine-et-Loire, un département où les placements inexécutés sont nombreux. Cette collègue a placé quatre enfants de 11 ans, 10 ans, 5 ans et 2 ans en septembre 2023, en raison de violences conjugales et de violences sur les enfants. Le logement est suroccupé, des personnes alcoolisées passent au domicile et la mère expose très régulièrement ses enfants à des scènes de violence.
En avril 2024, le placement est toujours inexécuté, mais la situation a récemment changé. Des informations préoccupantes affluent de l'école de l'aîné. Ce dernier, âgé de 11 ans, déclare : « Maman a un nouveau compagnon. Elle aime bien se faire taper dessus. Moi, je vais passer un week-end pourri, je n'aime pas le nouveau compagnon de maman, je n'en peux plus ! Je veux partir de cette maison, j'en ai marre de cette violence ! Il y a toujours des problèmes. J'ai peur ! Je ne me sens pas en sécurité, j'ai peur pour mes frères et sœurs ». Cet enfant, âgé de seulement 11 ans, scolarisé en classe de CM2, n'a pas à subir cela. Il a déjà été exposé à trop de violences.
Les conclusions du service éducatif mandaté pour suivre ces enfants avant qu'ils ne soient placés sont les suivantes : « Bien que les enfants soient, chaque semaine, positionnés sur des places d'accueil disponibles, leurs candidatures ne sont pas retenues. Il apparaît clairement que les enfants sont à ce jour en grand danger au domicile, où le quotidien est empreint de violence. L'ensemble des professionnels sont inquiets pour les enfants et ceux exerçant la mesure d'investigation se retrouvent en difficulté compte tenu de la non-mise en œuvre du placement. »
Ceci n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Nous avons reçu la semaine passée des dizaines de témoignages similaires tout aussi édifiants. Parler de « candidature non retenue » fait froid dans le dos.
Il est important de comprendre que ces placements inexécutés concernent des situations comme celle que je viens de décrire. Il ne faut pas imaginer que les choses sont différentes pour d'autres enfants. Au moment où nous parlons, ces enfants sont chez eux.
Les délais de mise en œuvre des mesures à domicile sont également excessifs. Plusieurs collègues vous ont déjà alertés sur ce problème et ses conséquences dramatiques. Par exemple, une collègue de Seine-Saint-Denis a ordonné une mesure d'assistance en milieu ouvert en février 2022 pour un enfant qui commençait à avoir de mauvaises fréquentations et risquait de commettre des actes de délinquance. En février 2024, deux ans plus tard, cet enfant, désormais âgé de 13 ans, est totalement déscolarisé. La mesure n'est toujours pas mise en œuvre. En avril 2024, lors de notre sondage, notre collègue apprend que la mesure éducative est enfin attribuée au « service des mesures mises en attente ». Au bout de deux ans, la mesure est enfin entrée dans la file d'attente, ce qui permettra peut-être qu'elle soit exercée. Le fait est que la situation de cet enfant s'est fortement détériorée. En effet, un enfant déscolarisé qui traîne dans son quartier peut rapidement se retrouver en difficulté.
Deux conséquences majeures découlent de cet état de la protection de l'enfance dans les pratiques judiciaires. Tout d'abord, des placements sont prononcés en raison de l'échec des mesures de milieu ouvert. Ensuite, 77 % des juges des enfants déclarent avoir renoncé à ordonner une mesure de placement, sachant qu'elle ne serait pas exécutée.
Il est essentiel de comprendre que cette situation est intégrée à nos prises de décision et notre mode de travail, en l'occurrence très dégradé. Par exemple, lorsqu'un adolescent de 16 ans et demi est concerné, nous savons d'emblée que le placement n'est pas une option viable. Nous cherchons donc des alternatives. Certains collègues tentent de quantifier ces situations. Il est ainsi question de deux à trois cas par mois, voire d'une centaine de cas chaque année, ce qui est considérable.
En ce qui concerne la justice des mineurs, il est crucial que votre commission se penche sérieusement sur cette question et formule des propositions pertinentes. Lorsque l'on évoque la protection de l'enfance, le rôle du juge des enfants, acteur essentiel, est négligé au profit des politiques publiques, du rôle des départements et de l'articulation avec les politiques régaliennes, notamment en matière d'éducation et de santé. Pourtant, les juges prononcent 82 % des mesures et ordonnent plus de 90 % des placements. L'autorité prescriptrice principale est souvent en dehors du champ des propositions. Les parlementaires ne s'autorisent pas toujours à formuler des propositions sur cette mission régalienne.
À cet égard, je souhaite faire une incise sur la subsidiarité, car elle fait partie des questions abordées dans votre questionnaire. Il faut cesser de croire que « tout irait mieux » si la protection de l'enfance était déjudiciarisée. Il reste des enfants en danger à prendre en charge et à mettre en sécurité dans des lieux de placement. Je ne saisis pas en quoi la démarche est plus facile si elle n'est pas ordonnée par un juge. La déjudiciarisation ne va pas forcément résoudre ce problème. La directrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) considère que le nombre de mesures judiciaires est excessif. J'ignore sur quels éléments elle se base, mais à mon sens, la question n'est pas bien posée.
Par ailleurs, si ces mesures sont judiciaires, c'est parce qu'elles sont extrêmement attentatoires aux droits des personnes. En réalité, les gens ne sont pas d'accord pour contractualiser avec le département pour placer un enfant après avoir reconnu de graves carences éducatives. La plupart des personnes qui se présentent aux audiences des juges des enfants ne sont pas d'accord avec ce qui est dit. Un long travail d'adhésion mené par les travailleurs sociaux est nécessaire pour que la famille finisse par reconnaître la situation. Certes, des marges de progression sont observées en sortie de mesure, mais elles ne sont pas considérables. L'inscription de la subsidiarité dans la loi ne permettra nullement d'obtenir subitement 70 % de mesures administratives et 30 % de mesures judiciaires. La logique est plus complexe. La même erreur d'analyse a été commise lors des États généraux de la justice.
S'agissant de la justice des mineurs, les juges des enfants sont particulièrement maltraités au sein de notre institution. Votre commission pourrait d'ailleurs peut-être formuler des propositions à ce sujet. Un juge maltraité dans son institution travaille sans greffier et ne bénéficie pas de soutien. Cette situation, devenue structurelle, est visible dans de nombreux tribunaux. Le juge des enfants est le seul à être traité de la sorte. En comparaison, si un juge aux affaires familiales prononce un divorce sans entendre les parties, cela constitue une violation inacceptable de la loi. De même, si un juge d'instruction procède à un interrogatoire sans greffier, il sera immédiatement sanctionné sur le plan procédural. En revanche, les juges des enfants se voient quotidiennement rappeler qu'ils doivent tenir leurs audiences sans greffier et prendre eux-mêmes les notes d'audience.
Il existe également un problème de charge de travail, partagé avec d'autres fonctions. Un juge des enfants est censé gérer 325 dossiers, mais il doit en réalité en traiter 500, voire 600. De nombreuses situations dépassent largement la norme établie par la chancellerie.
Les conséquences ne concernent pas tant la charge de travail des juges, bien que cela reste un sujet syndical, que les droits des personnes. En l'occurrence, un enfant n'a pas accès à son juge et ne peut pas être entendu seul, car les juges n'ont pas le temps de procéder aux auditions individuelles comme ils le devraient, conformément à la loi. Il subsiste un problème de respect des droits des personnes dans la procédure d'assistance éducative. Les décisions rendues sans greffier sont régulières.
L'Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE) et le ministère de la justice ont constaté une hausse de 10 % des saisines en assistance éducative entre 2020 et 2022. Pourtant, aucun nouveau poste de juge des enfants n'a été créé.
De surcroît, une sorte de « boîte noire » persiste. Des postes de juges sont annoncés, mais nous ignorons où ils seront attribués. Il est impossible d'obtenir du ministère de la justice des précisions sur les juridictions où ces juges seront affectés. Depuis deux ans, le garde des Sceaux annonce l'intégration de 1 500 juges supplémentaires, mais nous comprenons qu'il est en réalité question de 1 000 juges. Parmi eux, nous ignorons combien il y aura de postes de juge des enfants. Peut-être votre commission pourrait-elle formuler des recommandations sur ce point.
Par ailleurs, les violences sur mineurs ne constituent pas une priorité politique. Des changements ont été opérés dans la pratique professionnelle concernant les violences conjugales, mais cela s'est fait au détriment des violences sur les enfants. Nos collègues procureurs, juges des enfants et juges correctionnels rapportent que de nombreuses affaires de violences conjugales sont jugées, tandis que les violences sur mineurs passent au second plan. À la sortie des audiences, le juge des enfants signale au procureur des situations de violences, qu'elles soient incestueuses, psychologiques, ou relèvent de mauvais traitements. Il est finalement constaté un an plus tard qu'aucune enquête n'a été ouverte.
Cette indifférence relative aux violences sur les enfants résonne avec une certaine indifférence à la maltraitance institutionnelle. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons politiser le sujet, en affirmant que le problème institutionnel de maltraitance nécessite une réponse politique.
Nous soulignons la nécessité de renforcer les effectifs de juges des enfants et de greffiers. Bien que cela puisse sembler banal, cette réalité demeure incontournable. Des renforts devraient arriver, mais il est impératif que la justice des mineurs, tant civile que pénale, soit renforcée. Nous disposons désormais d'une évaluation précise du ministère, permettant de chiffrer le nombre de juges supplémentaires nécessaires. Il est crucial que le ministère publie ce référentiel, qui constitue une norme opposable pour les magistrats.
De plus, il est urgent d'augmenter les capacités d'accueil, notamment les places d'hébergement et les mesures à domicile. L'État doit intervenir financièrement, comme il le fait dans des situations de crise. Pour nous, la crise actuelle justifie pleinement la nécessité d'une politique pénale plus volontariste concernant les violences intrafamiliales et les violences faites aux enfants. Cela pourrait se traduire par des directives de politique pénale rapidement mises en œuvre.
Sur le long terme, il est impératif d'analyser et de collecter des données sur la protection de l'enfance, afin de piloter efficacement cette politique publique et de faire évoluer l'offre de services.
Actuellement, nous sommes dans un système dysfonctionnel où les juges, prescripteurs de mesures de protection, s'adaptent à l'offre existante. Or il est essentiel d'inverser cette logique. Pour ce faire, nous avons besoin d'instances partenariales concrètes et efficientes. Il ne s'agit pas simplement d'organiser une réunion annuelle de l'ONPE avec le département, mais plutôt avec les professionnels en mesure d'évaluer la situation et d'identifier les types de structures manquantes.
La direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) joue également un rôle de pilotage, mais le ministère de la justice est très défaillant en matière de collecte et d'analyse de données. En réalité, nous ne savons pas précisément ce que nous faisons. La DPJJ publie chaque année une synthèse des rapports annuels des tribunaux pour enfants. La synthèse relative à l'année 2021 révèle par exemple que 44 % des mesures prises sur le territoire sont des mesures d'assistance en milieu ouvert, tandis que 40 % concernent des mesures de placement. De fortes disparités territoriales existent. Ainsi, à Vannes, 64 % des mesures sont des placements, alors qu'à Évry, ce chiffre s'élève à 39 %. De telles disparités peuvent être liées à l'offre de services, aux pratiques des éducateurs ou aux pratiques judiciaires. En tout cas, nous ne disposons d'aucune autre information.
Il incombe au ministère de la justice de remédier à cette situation. Un pôle dédié a pour mission d'évaluer les politiques publiques, voire de financer des recherches. En la matière, des dispositifs existent. Il appartient à votre commission de faire progresser la question des données, y compris s'agissant des pratiques judiciaires. Par exemple, en tant que juge des enfants, lorsque je prononce une mesure de milieu ouvert, il est difficile d'en évaluer l'efficacité et la durée. Il est nécessaire de mener des études de cohortes.
Concernant les données, il est impératif d'améliorer l'accès aux informations pour les juges dans leur pratique quotidienne. Par exemple, en tant que juge des enfants, j'ignore quelles décisions ne sont pas exécutées, combien de mesures de milieu ouvert sont disponibles, ou dans combien de temps elles le seront. Ces informations doivent être fournies par les départements aux professionnels.
Il est également important de réfléchir aux questions de financement et de sanction. L'inexécution des décisions des juges des enfants n'est pas sanctionnée, ce qui nécessite une réflexion sur les moyens d'améliorer cette situation. Les parents ne saisiront pas le juge administratif pour demander l'exécution d'un placement avec lequel ils ne sont pas d'accord. De plus, le mineur n'a pas la capacité de saisir la justice administrative. Le juge des enfants n'a pas de moyen d'astreindre le département à exécuter ses décisions, ce qui entraîne une situation de blocage. Cette situation explique en partie l'inexécution des décisions, affaiblissant ainsi l'autorité des juges des enfants.