Je commencerai par aborder un point important. On évoque souvent le « fait nucléaire » comme on évoque le « fait colonial ». Je n'apprécie pas vraiment ces expressions qui réduisent des processus complexes à de simples faits. En effet, la question du nucléaire ne se résume pas à ses 193 essais – qui seraient 193 « faits » –, mais représente une série de processus longs et lourds. Réduire le nucléaire comme la colonisation à un « fait » ne me paraît donc pas très heureux. La colonisation fait partie inhérente de la problématique, dans la mesure où elle se définit comme l'installation de certains peuples chez d'autres, sur une période bien définie, puis par l'existence d'un rapport de force inégal qui perdure au-delà de l'installation initiale. La question du nucléaire en Polynésie illustre bien ce dernier point puisque les Polynésiens ont été peu associés aux décisions concernant leur propre destin et leur histoire. À l'époque, les populations comme les élus locaux ignoraient en effet ce qu'était le CEP et pouvaient penser qu'il s'agissait d'un centre d'expérimentation spatiale et que l'on tirerait des fusées vers l'espace. Il est important de reconnaître que l'on peut être à la fois acteur et victime de l'histoire. Ainsi, bien que les Polynésiens n'aient pas été décisionnaires, ils ont tout de même participé à certains événements, par exemple à travers leur travail à Moruroa. Néanmoins, les essais nucléaires ont été imposés par un processus non violent en apparence, mais reposant sur un rapport de force inégal, qui a d'ailleurs commencé par l'appropriation des atolls, et en l'absence de véritable consultation démocratique, l'imposition des essais nucléaires ayant contourné un débat plénier à l'Assemblée territoriale tahitienne.
En ce qui me concerne, je ne travaille pas directement sur la question des essais nucléaires, mais il me semble essentiel de pouvoir en parler librement car ces essais sont « partout ». Ces essais ont eu des répercussions sociales, culturelles, démographiques et économiques considérables. On ne peut pas aborder les décennies des années 1960 à aujourd'hui en éludant le sujet, sans toutefois sombrer dans une posture de victimisation.
Même lorsque je m'intéresse à des domaines très différents des essais nucléaires, tels que la poésie ou la danse, l'idée que la mère patrie ait été une mauvaise mère, voire une empoisonneuse en qui on n'a plus confiance, est omniprésente. La relation à la France a totalement changé en raison de ce poison, lentement distillé, a minima de manière imprudente. Autrefois, la population polynésienne croyait en la France et a combattu volontairement dans les bataillons du Pacifique aux côtés de ses concitoyens. Désormais, cette confiance est ébranlée et la Polynésie française ne se perçoit plus comme une partie de la France ou un territoire protégé par celle-ci, mais comme un pays voisin, avec lequel elle entretient des rapports mitigés.
Je n'aborderai pas les aspects économiques et démographiques en détail, car ces questions ne relèvent pas de ma compétence, mais il faut se souvenir que l'ensemble des transferts mis en œuvre lors de l'installation du CEP au début des années 1960 a rendu la Polynésie française complètement dépendante de la Métropole. Ces transferts, bien que constituant de l'argent public bénéficiant au territoire, ont radicalement transformé ce petit pays modeste, dont le budget de couverture des importations par les exportations était à peu près assuré jusqu'en 1960. Par la suite, une dépendance vis-à-vis des transferts publics s'est installée, créant une économie artificielle et complètement déséquilibrée. Certains argueront que les Polynésiens en sont les premiers bénéficiaires, mais la situation est complexe et quelque peu perverse. On note par ailleurs l'impact culturel non négligeable de l'installation massive de métropolitains entre les années 1960 et les années 1990.