Intervention de Yannick Lowgreen

Réunion du mardi 21 mai 2024 à 18h00
Commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, à l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du centre d'expérimentation du pacifique en polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

Yannick Lowgreen, président de l'association Tamarii Moruroa :

Il est essentiel de bien comprendre la répartition des responsabilités sur Moruroa. L'armée gérait toute la logistique, tandis que le CEA s'occupait des aspects nucléaires. Cette séparation était fondamentale. L'armée construisait les bâtiments, possédait les bateaux et les avions et transportait les personnels. Le CEA, en revanche, opérait de manière totalement indépendante. La zone CEP et la zone CEA étaient clairement distinctes. Le CEA disposait de tous les services nécessaires, y compris le génie civil pour certaines constructions, la menuiserie, des ateliers mécaniques et un garage. Cette séparation était telle que l'on pouvait comparer le CEP et le CEA à deux villes distinctes. Le CEA avait ses propres pompiers, une police interne et tous ses bâtiments étaient surveillés par la FLS. Pour accéder à certaines zones, il était impératif de montrer patte blanche et de porter un badge en permanence. La sécurité civile en Polynésie française a d'ailleurs été initialement créée par des membres du CEA, responsables de la sécurité sur les sites, notamment les pompiers, qui ont également dispensé les premières formations aux premiers secours. Lorsque les sites ont fermé, plusieurs de ces pompiers ont intégré des casernes en Polynésie, où ils ont rapidement gravi les échelons pour devenir responsables de brigades et officiers, grâce à leurs compétences acquises au sein du CEA.

Lors de notre embauche, les risques nous étaient présentés. Sur les sites, en tant qu'ancien syndicaliste affilié à la CFDT, je vous confirme qu'avec mes collègues, nous avons formulé plusieurs revendications et obtenu des succès, même si ce fut un processus difficile, au cours duquel nous avons mené des grèves sauvages.

Notre association Tamarii Moruroa pourrait se montrer plus virulente contre les essais nucléaires – elle en aurait la légitimité – car après cette grève sauvage nous avons été expulsés des sites sous le sceau de la confidentialité défense, après avoir été évacués manu militari par des gendarmes armés – leurs armes n'étaient pas chargées à blancs – alors que nous étions paisiblement en train de jouer aux cartes. Le lendemain, un tir a eu lieu et Edmond Teiefitu, qui se trouvait sur place, nous a demandé de ne pas monter sur les passerelles qui se trouvaient en hauteur alors que nous continuions de dénoncer certaines choses qui n'allaient pas.

Néanmoins, tout le monde savait que se rendre à Moruroa comportait des risques, étant donné que c'était un vaste chantier. Au sein du CEA, des ingénieurs étaient responsables de la sécurité. Cependant, de nombreuses personnes sur place ne respectaient pas rigoureusement ces mesures. Le site comptait environ 10 000 personnes, ce qui en faisait une grande entreprise sur un petit « caillou ».

Je ne regrette absolument pas le temps passé à Moruroa car nous avons beaucoup appris et de nombreuses personnes ont considérablement évolué dans leur carrière grâce aux essais nucléaires et au travail accompli sur place. Certains ne peuvent pas comprendre ce point de vue. On constate que les personnes qui dirigent les autres associations n'ont pas travaillé à Moruroa et n'ont aucune expérience sur le site. En revanche, M. Chamorin, M. Teiefitu, M. Jean - Marie Yan Tu – conseiller économique et social, ancien syndicaliste, devenu ensuite secrétaire général de A Tia I Mua et président d'honneur de notre association – ainsi que moi-même y avons tous travaillé. C'est une fierté pour nous.

Nous réclamons le guichet unique depuis la mise en place du Civen en 2010, à la suite de la création de la loi Morin. Nous avons toujours demandé un guichet unique face aux difficultés récurrentes de constitution des dossiers. Les retours des personnes ayant déposé des dossiers dans d'autres associations étaient souvent négatifs et les personnes étaient parfois menées en bateau. Aujourd'hui, la situation a évolué mais, à l'époque, c'était problématique.

En Polynésie française, l'obtention de certains documents administratifs est très lente, malgré la petite taille des îles. Il est aussi très difficile de se déplacer. Le guichet unique aurait alors permis de récupérer les documents de manière transversale puisque seraient réunis la CPS, l'État, le territoire et le service de santé. Le guichet unique est également nécessaire en raison du caractère intime des informations demandées, qui d'après nous ne doivent pas être collectées par des associations. Il faudrait plutôt des personnes habilitées à traiter ces informations confidentielles, comme des médecins. Dans les associations, avec les réseaux sociaux comme Facebook, il est facile de divulguer des informations sensibles. Les questions posées dans les dossiers médicaux vont jusqu'à demander si une personne a des relations sexuelles avec son conjoint. La première fois que j'ai parcouru un dossier médical, j'ai été choqué par ces questions et je l'ai immédiatement refermé. J'ai dit à la personne concernée que je voulais bien l'aider pour les démarches administratives mais que je n'étais pas compétent pour traiter ce genre de données.

Nous sommes effectivement touchés par une pénurie de médecins en raison de notre éloignement par rapport à la métropole. Autrefois, lorsque le site d'expérimentation nucléaire était en activité, des médecins étaient présents un peu partout mais il s'agissait principalement de médecins militaires. Ceux-ci n'avaient pas le choix de leur affectation et exerçaient parfois dans les îles les plus isolées. En revanche, un médecin du secteur privé pourrait refuser une telle affectation en raison tant de l'éloignement et de l'isolement que de l'absence de perspectives financières intéressantes. De plus, les bateaux partaient régulièrement, ce qui facilitait l'accès aux soins médicaux et les habitants en étaient très satisfaits.

Concernant la constitution des dossiers, la tâche est particulièrement ardue. La difficulté réside dans le grand nombre de documents nécessaires et dans le fait que les Polynésiens ont tendance à ne pas conserver les documents administratifs et ne savent pas toujours vers qui se tourner pour les obtenir. Toucher l'ensemble de la population est effectivement difficile puisque la Polynésie est un territoire aussi vaste que l'Europe. Les déplacements ne se font qu'en avion ou en bateau.

Heureusement, depuis un an ou deux, le Haut-Commissariat a mis en place une équipe itinérante, surnommée « aller vers », chargée d'aider à la constitution des dossiers, dotée de tous les moyens nécessaires. Nous estimons en effet qu'il n'est pas du ressort des associations de réaliser ce travail mais que c'est bien à l'État de le faire. Depuis la création du CMS en Polynésie française, la situation s'est nettement améliorée. Les médecins disposent désormais de moyens financiers pour se déplacer dans les îles. Ils reçoivent des personnes ayant travaillé sur Moruroa ainsi que des membres de la population souffrant de diverses maladies. Bien qu'il s'agisse de médecins militaires, ils sont avant tout des médecins et leur mission première est de soigner. Ils ont prêté le serment d'Hippocrate et leur statut militaire ne change en rien leur engagement médical. De plus, au sein du CMS, les médecins sont directement rattachés à la Direction de la santé publique.

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