La question du choix du site se pose à partir du début de l'année 1957, lorsque les savants et les atomistes commencent à comprendre que leur projet devrait aboutir. Autour de 1960, des recherches sont entreprises en vue de trouver un site. Des déserts océaniques ou continentaux sont alors passés en revue. Ce critère est à la fois une réalité géographique, car la densité démographique de ces espaces est bien évidemment très faible, mais aussi le fruit de constructions sociales. De fait, cette position revient à invisibiliser les Touaregs ou les Polynésiens récoltant le coprah ou la nacre sur certains atolls dits inhabités.
En 1957, c'est le scénario d'un tir atmosphérique qui est privilégié pour mettre au point la bombe A – celle d'Hiroshima – qui représente environ 15 kilotonnes. À cette époque, il n'est pas encore question de la bombe H, dont la puissance sera mégatonnique. Dans ce cadre, les autorités envisagent La Réunion, la Nouvelle-Calédonie, ou encore les îles Kerguelen, des territoires éloignés de la métropole, et écartés pour différentes raisons.
L'Algérie est choisie assez rapidement parce qu'elle possède le désert le plus proche, posant le moins de problèmes logistiques. La Polynésie a été envisagée, mais écartée car aucun avion ne serait en capacité d'y transporter des engins sans devoir se poser sur un territoire étranger. Ce sera le cas quelques années plus tard avec le DC8, qui se rendra de Paris à Hao, avec une halte à Pointe-à-Pitre.
À partir de 1959, des réflexions sont lancées en vue de trouver un site souterrain pour tester la bombe A. Les progrès techniques ont effectivement permis aux Américains d'effectuer des tirs enterrés extrêmement puissants dès 1957. Les Français ne maîtrisent pas ce procédé, mais rencontrent des problèmes avec les pays voisins de l'Algérie, en voie de décolonisation.
La conscience des enjeux sanitaires est déjà très présente suite à l'essai « Castle Bravo » de 1954 à Bikini : il s'agissait d'une bombe H mégatonnique, dont la puissance a été bien supérieure aux prévisions des Américains. La hantise des retombées nucléaires est donc déjà très présente dans tous les esprits. C'est à ce moment qu'est réalisé le film Godzilla.
La France s'oriente donc vers des tirs souterrains. Ces derniers étant réputés sans dangerosité, car menés dans un espace confiné, les recherches se dirigent dans toutes les directions. De nombreux sites granitiques ou montagneux sont documentés et investigués, y compris le Massif central, les Alpes ou les Pyrénées. La Polynésie est reconsidérée, mais puisqu'il paraît difficile d'y développer des essais souterrains, le ministère des armées choisit l'Algérie, sans tenir compte du vœu du CEA. Cette fois, les expérimentations s'effectueront dans le massif du Hoggar sur le site d'In Ecker. Les tirs y seront réalisés en espace confiné, sans pouvoir être qualifiés de « souterrains », ce qui impliquerait de percer des puits à plusieurs centaines de mètres de profondeur.
En l'occurrence, des galeries en colimaçon seront aménagées, mais ces tentatives ne se dérouleront pas comme prévu. L'essai « Béryl » entraînera d'ailleurs l'explosion d'une montagne, de sorte que des soldats, mais aussi Pierre Messmer, ministre des armées, et Gaston Palewski, ministre de la recherche scientifique, en déplacement, seront contaminés.
À partir de 1960, de Gaulle décide d'accélérer la cadence pour se doter de la bombe H, nécessaire pour rejoindre le « club » des puissances nucléaires. Il force l'allure et débloque donc des budgets significatifs. À ce moment, il n'est plus question de mener des essais en Algérie, puisque la décolonisation est en marche. La France négociera pourtant, dans les accords d'Évian, cinq années d'usage des sites algériens. Ces derniers serviront donc encore entre 1962 et 1967.
En 1960, le choix entre des tirs aériens ou souterrains suscite de nombreux tâtonnements. Le scénario des essais souterrains paraît privilégié, mais peu probable. Quant à l'option aérienne, elle nécessiterait de réaliser les tirs à haute altitude, dans un ballon captif, pour limiter les retombées. C'est le mode opératoire qui sera mis en œuvre dans le Pacifique, mais pas systématiquement.
À l'époque, une autre proposition est discutée. Elle consisterait à sacrifier un navire pour réaliser un tir au large des côtes de La Réunion, ce qui éviterait tout impact sanitaire pour les populations par les retombées immédiates. Toutefois, la mauvaise qualité des mesures conduit à renoncer à cette navalisation complète des essais nucléaires.
Une hypothèse alternative est le lancement d'un avion téléguidé.
Les recherches se concentrent sur un site bivalent, compatible à la fois avec des tirs atmosphériques et des tirs souterrains, dans la mesure où on espère maîtriser cette technique. C'est la raison pour laquelle la Polynésie sera préférée à La Réunion, aux îles Kerguelen et à la Nouvelle-Calédonie. En réalité, les motifs ne sont pas techniques, mais politiques. De fait, d'un point de vue technique, le choix de la Polynésie est le plus complexe. La décision finale fait suite à une mission de reconnaissance menée dans le Pacifique en mars 1962. Or, avant, pendant et après cette mission, le contexte politique de la Nouvelle-Calédonie exclut la réalisation d'essais nucléaires sur ce territoire, qui compte une population d'Européens plus importante qu'en Polynésie et mieux connectée à Paris que les députés polynésiens. De surcroît, les habitants de Nouvelle-Calédonie ont eu connaissance de ce projet, qui a soulevé une protestation, comme on a du reste pu le connaitre en Corse, à la suite d'une fuite sans doute orchestrée par le préfet lui-même.
Il existe un autre enjeu, de nature stratégique. La France entend réaffirmer sa présence dans ce lac américain qu'est le Pacifique et montrer qu'elle n'abandonne pas la Polynésie. Elle ne souhaite pas que les Polynésiens se tournent vers les États-Unis, sous l'effet d'une fascination pour la civilisation matérielle américaine et de l'emprise de certaines religions comme le mormonisme. Ce que je dis ne reflète évidemment pas la réalité, mais ce que je lis dans différents documents produits à l'époque que j'ai pu consulter.
D'autre part, si les îles Kerguelen étaient l'implantation privilégiée par la DAM, les militaires étaient attachés au climat rieur de la Polynésie et au cliché de la vahiné, comme l'attestent des témoignages oraux et des archives écrites. Le droit au logement familial sera d'ailleurs rapidement étendu pour ne pas laisser des cadres militaires ou civils seuls en Polynésie à cause « du désir des épouses de rallier le chef de famille soumis aux tentations de Tahiti », pour citer un document de l'époque. Manifestement, les « tentations de Tahiti » ont été préférées aux manchots et aux mouettes des îles Kerguelen.
Enfin, il est important de bien comprendre qu'il existe une « histoire avant l'histoire » des essais nucléaires français dans le Pacifique, à savoir les expérimentations anglo-saxonnes. À tout moment dans le processus de choix et de construction du site, ces précédents sont invoqués. Ainsi, en 1961, lorsque le chef d'état-major général considère le Pacifique, il met en avant la possibilité de se référer aux tirs anglais, en sus de l'éloignement.
De même, lorsque l'atoll de Mururoa est choisi par le général Thierry, il est fait référence aux expérimentations américaines de Bikini et d'Eniwetok, qui montrent que les tirs à la surface de l'eau peuvent atteindre une mégatonne. Autrement dit, il sera possible de tester la bombe H.
Lorsque Couve de Murville, alors ministre des affaires étrangères, est saisi en conseil de défense sur le problème des oppositions en Polynésie, il invoque les essais américains sur l'île de Christmas. La Polynésie est donc considérée comme plus conciliante.
Quand le général Thierry, le premier responsable de la DIRCEN, est interrogé sur la possibilité de construire un aéroport par remblais de coraux et sur la sécurité d'un tel site dans le « désert » océanique, il répond : « Les Américains étaient dans une situation analogue à Bikini et à Eniwetok, qui étaient entourés d'atolls habités et qui ont d'ailleurs été contaminés par les explosions ». Cette citation, madame la rapporteure, répond en partie à votre question. Oui, les dirigeants de l'époque sont parfaitement conscients que des populations ont été contaminées, mais y voient moins une raison de ne pas construire qu'une raison de ne pas être stigmatisés. Les autorités françaises s'inquiètent moins des conséquences sanitaires pour les populations sur place que du risque de contentieux au niveau national.
Cela ne signifie pas qu'aucune disposition n'a été prise pour limiter ces impacts. Cette question fait partie de nos recherches, mais les connaissances scientifiques sur ce point n'étaient pas uniformes et ne sont toujours pas complètement stabilisées : les controverses sur les effets transgénérationnels des retombées nucléaires se poursuivent.
À l'époque, la France redoute surtout le flash lumineux, susceptible d'éblouir un pilote d'avion et de causer une catastrophe aérienne. L'onde de choc et le choc thermique paraissent moins préoccupants, ou du moins arrivent en deuxième ou troisième plans. Quant à l'effet différé de l'exposition aux retombées radioactives et à l'ingestion de produits contaminés, ils n'arrivent qu'en bout de chaîne.
Ces problèmes sont pris en compte et documentés. À l'époque, une mission de militaires français a d'ailleurs été envoyée au Japon pour s'informer. La France espionne aussi les Américains, pour comprendre leur gestion des dispositifs de sûreté. Mais il règne une confiance technophile dans les capacités des outils, que nous reprenons aux Américains. Il s'agit notamment d'évacuer les populations pour vider la zone, d'étudier les régimes des vents pour anticiper la météo, de calculer à l'aide d'un ordinateur IBM cédé par les Américains des modèles de retombées pendant un an.
S'impose ainsi la conviction d'une sécurité absolue et de l'absence de retombées pour les humains, même si le discours tenu aux autorités civiles – je pense au gouverneur Grimald – est bien plus rassurant et lénifiant que les conceptions partagées en interne. Il y a donc un double discours. L'urgence politique conduit aussi à se priver de certains outils. À titre d'exemple, la commission consultative présidée par le CEA recommande de construire des abris pour permettre aux populations de se réfugier, notamment les habitants de Rikitea aux Gambier, mais le général Thierry s'affranchit de cette consigne. De son point de vue, le premier tir ne sera pas suffisamment puissant pour toucher les Gambier. Ce présupposé sera malheureusement démenti par les faits.
Il faut aussi tenir compte du changement de politique lié à la logique communicationnelle mettant en avant l'absence de risque. Le grand public est considéré comme des non-experts incapables d'être associés à la gestion du risque. Entre 1962 et 1964, au début de la construction du chantier du CEP, il est question d'effectuer des évacuations préventives aux Gambier. Une bascule s'opère en 1965 et 1966, notamment sous l'influence de l'assemblée territoriale de Polynésie : l'organisation d'évacuations préventives véhiculerait en effet un signal très négatif aux populations. C'est la raison pour laquelle les évacuations préventives sont finalement abandonnées, alors qu'on aurait pu les prévoir. Cette décision est facilitée par la mise en avant d'un dispositif d'évacuations curatives, qui permettrait d'agir très rapidement et de suivre les retombées en temps réel, grâce à la présence de balises automatiques et de capteurs.
Or, une évacuation a posteriori revient à envoyer le même signal négatif aux populations. Quelques heures après le premier tir « Aldébaran », les 1er et 2 juillet 1966, les couches de vent ne suivent pas les modélisations prévues, de sorte que le nuage radioactif arrive directement sur les Gambier. Un débat s'engage alors entre les décideurs. L'amiral Lorrain, à la tête du groupe opérationnel des essais nucléaires (Goen), prend la responsabilité de ne pas alerter les habitants des Gambier, en toute connaissance de cause, et de ne pas mobiliser le porte-hélicoptères destiné à évacuer la population à Hao, aux Tuamotu.
Les outils disponibles (les abris, l'évacuation préventive ou l'évacuation curative) ne sont pas utilisés, car cela reviendrait à avouer que la situation n'est pas maîtrisée. La poursuite des essais se trouverait alors mise en cause, et peut-être même la présence française dans le Pacifique selon l'amiral Lorrain. On voit bien que le serpent se mord la queue puisque l'on déploie un discours très positif sur l'impact des essais nucléaires sur le développement de la Polynésie et que l'on entend planter le drapeau français dans le Pacifique face aux Américains, alors même que le premier essai pourrait remettre en cause cette présence.
De retour d'un déplacement en Polynésie, le général Billotte, héros de la France libre et ministre de l'outre-mer, déclare que les Gambier ont été touchés par des retombées radioactives, mais de faible gravité.
Malgré la connaissance des risques, l'expertise très fine des savants, des atomistes du CEA et des militaires travaillant sur le nucléaire est opposée aux capacités de compréhension de la population. Ce point de vue est absurde, car des pétitions très argumentées sont présentées dès 1964 par des femmes polynésiennes à Georges Pompidou. Nous pourrions aussi mentionner les discours très étayés de John Teariki à l'Assemblée nationale sur les périls des retombées nucléaires. Mais la doctrine officielle exclut de communiquer sur les dangers et les incidents, par crainte de semer un vent de panique. C'est une réaction récurrente dans l'histoire des scandales sanitaires.
S'agissant de la protection des populations, les médecins militaires affirmaient que les populations polynésiennes avaient des prédispositions génétiques à développer des cancers suite à l'exposition aux radionucléides ou à des rayonnements ionisants. D'après eux, ces populations présentent une faible variété génétique, et une forte proportion d'enfants. C'est pourquoi les seuils instaurés sont extrêmement bas. Il existe un hiatus entre ces connaissances très fines sur les dangers potentiels de l'exposition et la fixation d'un seuil – alors même que l'on sait aujourd'hui que l'apparition d'une maladie radio induite n'est pas qu'une question de seuil, mais aussi de probabilité – ainsi qu'entre la connaissance des risques et le choix de ne pas utiliser des outils présentés comme efficaces, pour éviter de dévoiler que ces moyens ne sont pas toujours suffisants.
Quant à la gestion des déchets, elle est abordée dans le quatrième axe du programme de Sosi. Les recommandations arrivent très tardivement. Dans un premier temps, les déchets sont simplement « océanisés », tantôt en prenant certaines précautions (sous forme d'enveloppe vinyle et béton), tantôt sans s'embarrasser de ces mesures. Le SHD nous fournit des inventaires à la Prévert très précis des types de déchets. Certaines dépollutions s'avèrent compliquées, notamment au fond du lagon de Moruroa. En tout état de cause, ces aspects sont connus, documentés et étudiés.
À côté des déchets radioactifs, il faut mentionner tous les autres types de déchets industriels (amiante, PVC, métaux lourds, plomb, etc.), visés par un projet de dépollution mené conjointement par le CNRS et le ministère des armées, notamment à Hao.