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Intervention de Renaud Meltz

Réunion du mardi 14 mai 2024 à 21h30
Commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, à l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du centre d'expérimentation du pacifique en polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

Renaud Meltz, professeur des universités, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, chargé du pilotage du projet de suivi ouvert des sociétés et de leurs interactions (Sosi) « Observatoire des héritages du Centre d'expérimentation du Pacifique – CEP » :

Merci pour votre question. Je vous présente mes excuses pour la profusion d'acronymes, qui sont effectivement difficiles à assimiler.

S'agissant de l'aspect médical, je me suis mal exprimé. Il existe un fichier de suivi médical de l'ensemble des vétérans, que j'ai d'ailleurs vu. Je ne dis pas que cette documentation ne m'intéresse pas : simplement, je ne demande pas de pièces qui me sont refusées par les dispositions légales. Je ne peux pas consulter le dossier médical d'une personne sans son autorisation.

En revanche, je suis très intéressé, tout comme vous, par la constitution de ces dossiers. J'ai pu en parcourir certains, avec l'accord de vétérans ou anciens travailleurs qui sont parvenus à obtenir leur dossier. Les écarts entre le dossier et la mémoire de ces personnes sont très frappants. Certaines disposaient de dosimètres ou subissaient des contrôles très approfondis sur les doses reçues, mais il semble que leur dossier ait parfois été caviardé. Cependant, ma vision est bien trop lacunaire pour être représentative des 110 000 dossiers.

En tant qu'historien, mon intérêt se porte sur la prise en compte de l'enjeu sanitaire par le CEP, sur les actions mises en œuvre ou non pour éviter les retombées, et sur l'exposition des habitants, des travailleurs ou des militaires. Toutes ces questions font partie de mon champ de recherche. Je ne suis pas médecin, mais je travaille avec des épidémiologistes.

D'ailleurs, cette base de données a déjà été étudiée en 2009-2010 par l'organisme privé Sépia, sur la base de 26 000 vétérans. Les conclusions en sont plutôt rassurantes. Ce travail a été financé par le ministère des armées.

Il est certain que l'intégralité des 110 000 dossiers serait un trésor pour les épidémiologistes, qui pourraient ainsi évaluer les risques de contracter un cancer pour les personnes ayant travaillé sur les sites et les populations riveraines.

J'ajoute que cette question n'est pas absente des préoccupations des responsables, contrairement à ce qui a pu être constaté dans d'autres contextes. Ainsi, les archives américaines montrent que les habitants d'Eniwetok ont été utilisés comme des cobayes, et certains documents affirment très clairement qu'il sera intéressant de suivre les effets progressifs de la contamination sur les populations, à travers les végétaux et les animaux.

Dans les années 1960, les autorités françaises n'ont, fort heureusement, pas la même vision cynique. Un point sanitaire est d'ailleurs effectué en 1966, dans l'urgence : les populations sont vues avant les tirs, de manière à évaluer l'impact potentiel des retombées, notamment aux Gambier ou à Tureia.

Ce sujet complexe, qui nous intéresse beaucoup, nécessite de recontextualiser les connaissances de l'époque. C'est une tâche délicate, car il existe des expertises à l'échelle nationale, mais aussi européenne, ou encore à l'échelle de l'Otan ou de l'ONU comme à l'Agence internationale de l'énergie atomique

S'agissant de la DAM, je pense qu'il faut s'attacher à comprendre sa position, sans chercher bien évidemment à l'excuser. Elle participe d'abord d'une logique de corps et de solidarité transgénérationnelle qui, à mon sens, est inopportune. Car pourquoi croire que les personnes ayant travaillé à cette époque voudraient que les choses soient cachées aujourd'hui ? Nous sommes d'après moi tous assez intelligents pour comprendre que le contexte a changé.

D'autre part, la DAM a été créée en 1945 par le général de Gaulle avec une ordonnance publique, mais toute la filière militaire sous la IVe République a été constituée de manière clandestine. Cette réalité n'est jamais assumée devant l'opinion publique, y compris par les ministres eux-mêmes. Appelée initialement « bureau d'études générales », afin de n'éveiller aucun soupçon, la future DAM travaillait avec des crédits secrets, transitant par l'ancêtre de la DGSE, dans des sites inconnus. Bref, la culture du secret est consubstantielle à la DAM.

Cette entité a toujours été convaincue de sa capacité à sauver la France, quelques années après la défaite de 1940 qui a marqué le pays au fer rouge, en lui offrant une arme de non-emploi censée la prémunir contre tout assaut ou occupation d'une autre puissance. Cette histoire a contribué à ancrer une culture transmise de génération en génération, de responsable en responsable.

Les individus ayant en charge la compétence capitale d'assurer la sécurité des Français perçoivent certainement leur métier comme une mission exceptionnelle. Ce fait a d'ailleurs été mis en évidence par les travaux de Gabrielle Hecht. Plus largement, toutes les personnes travaillant dans le nucléaire ont le sentiment d'être en contact avec le mystère de l'intimité de la matière. Cette vocation prométhéenne tend à les isoler du droit commun, mais force est de constater avec vous que ces personnes sont payées par nos impôts et doivent nous rendre des comptes. Toutes les archives n'ont pas un caractère proliférant, et la culture du secret et de l'exceptionnalité n'excuse pas le refus d'ouvrir les archives.

Il est important de bien distinguer les notions de victime et de passivité. Ce n'est pas parce que les Polynésiens ont été victimes des essais qu'ils ont été non-acteurs de leur histoire et sont restés complètement passifs. Malgré la dissimulation, le secret et l'exceptionnalité nucléaire, les Polynésiens ont constitué des réseaux et se sont rapprochés d'association ou de savants. Ce faisant, des publics non savants ont pu recevoir l'expertise de savants.

Le député polynésien John Teariki a été le premier à protester contre l'installation du CEP. Il a entretenu une correspondance avec des savants français, qui lui a permis de développer un argumentaire très précis sur les risques de contamination des populations induits par les retombées, notamment au travers des poissons consommés par les populations.

La dimension globale de la nucléarisation du monde, et notamment du Pacifique, a permis aux Polynésiens d'être acteurs de leur histoire et de se mettre en relation avec d'autres victimes. Il y a d'ailleurs toujours beaucoup de solidarité entre les victimes des essais nucléaires. Les savants ont plus de mal à mettre en relation leurs travaux sur les différents sites d'essais et sont, de ce point de vue, un peu en retard.

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