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Intervention de Renaud Meltz

Réunion du mardi 14 mai 2024 à 21h30
Commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, à l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du centre d'expérimentation du pacifique en polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

Renaud Meltz, professeur des universités, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, chargé du pilotage du projet de suivi ouvert des sociétés et de leurs interactions (Sosi) « Observatoire des héritages du Centre d'expérimentation du Pacifique – CEP » :

Merci pour vos questions. Je vous propose de dresser une cartographie des acteurs et un état des lieux des changements engendrés par le processus de déclassification. Pour cela, j'évoquerai d'abord les aspects les plus évidents, qui concernent le service historique de la défense (SHD), qui conserve les archives militaires.

Au préalable, je rappellerai que depuis la Révolution française, tout citoyen – et pas uniquement les chercheurs – a accès aux archives publiques. Il s'agit d'un droit fondamental. La plupart des archives publiques sont réunies aux Archives nationales, dans différents sites, notamment à Richelieu ou Pierrefitte. Certaines administrations, souvent régaliennes, possèdent leurs propres archives. C'est le cas du SHD, qui est réparti sur plusieurs sites. Le plus spectaculaire est hébergé au château de Vincennes, qui rassemble peut-être les archives les plus politiques. D'autres fonds sont susceptibles de nous intéresser : le site de Brest comprend les archives en lien avec la marine, celui de Châtellerault regroupe des documents relatifs à la fabrication des armes, et celui de Pau abrite des archives sur le personnel.

S'agissant du SHD, je parlerai ici essentiellement du site de Vincennes. La table ronde de Reko Tika, en juillet 2021, a transformé notre accès aux archives. Jusqu'alors, mes demandes étaient presque systématiquement refusées. De ce fait, j'étais forcé de « bricoler » pour faire comprendre à mes interlocuteurs que je n'étais pas antifrançais, que je voulais simplement effectuer des recherches historiques et que je demandais la simple application de la loi de 2008.

Depuis sa création, la commission de déclassification reprend tous les dossiers qui m'ont été refusés entre 2019 et 2021 et m'autorise, dans 99 % des cas, à les consulter. Il ne m'appartient pas de comprendre pour quelles raisons ce qui était jusqu'alors impossible est devenu possible, puisque la loi n'a pas évolué. Il est certain que cette procédure requiert du temps, de l'énergie et certainement de l'argent, pour le personnel du SHD. Ce dernier doit en effet soustraire de chaque carton d'archives le ou les folios au caractère proliférant, et transmettre aux citoyens ou historiens le reste du volume.

Ainsi, toutes les cotes qui m'étaient jusqu'ici refusées me sont désormais transmises dans leur intégralité, ou avec des feuilles blanches signalant des folios retirés par la commission – auquel cas une nouvelle cote est créée pour ces archives incomplètes. Par exemple, si je n'ai pas accès à la cote GR/13/R/132, j'aurai accès la cote GR/13/R/132/1 nouvellement créée. Je ne possède aucune garantie sur la réalité du caractère proliférant de ces folios. Toutefois, lors de la table ronde des 1er et 2 juillet 2021, à laquelle j'ai participé en qualité d'expert mandaté à la fois par le gouvernement français et par le gouvernement de la Polynésie française, j'avais fait valoir que la commission ne devait pas être juge et partie. L'expertise du CEA était certes nécessaire pour statuer sur le caractère potentiellement proliférant de certains documents. Pour autant, cet argument ne pouvait plus être invoqué pour soustraire des informations sans rapport avec les secrets nucléaires, mais touchant à la vie de la Polynésie et à l'histoire franco-tahitienne du CEP.

C'est pourquoi le courrier de Jean Castex prévoit la désignation de deux représentants de la Polynésie française parmi les membres de cette commission : il s'agit de Yolande Vernaudon, déléguée pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie, et d'Yvette Tommasini, inspectrice générale et doyenne des inspectrices en histoire-géographie en Polynésie française. La participation des Polynésiens au sein de cette commission permet d'éviter le reproche d'être juge et partie. Les représentants de la Polynésie française sont consultés sur les documents à soustraire à la curiosité du public en raison de leur caractère proliférant.

Au SHD, la situation a donc profondément changé. La consultation des documents n'est pas toujours facile, eu égard à de multiples aléas indépendants du processus d'ouverture des archives du CEP, tels que le déménagement du SHD.

Le cabinet en charge de ce volet lors de la table ronde de juillet 2021 était alors dirigé par la secrétaire d'État Geneviève Darrieussecq, et le dossier était suivi par une archiviste paléographe conservatrice du patrimoine, Marion Veyssière. Cette dernière était très au fait des enjeux techniques et juridiques du processus, et pleinement disposée à appliquer dans toutes ses dimensions l'accord conclu lors de la table ronde.

Dans ce périmètre militaire, je disposais donc d'un relais efficace entre l'administration et le politique au sein de ce cabinet, à chaque fois que je me heurtais à une inertie importante, notamment lorsque je demandais des dérogations.

D'après le SHD, la masse de documents concernés est considérable. Les boîtes d'archives directement liées au CEP, pour le seul site de Vincennes, représentent quelque 120 mètres linéaires. En tant qu'historiens, nous devons nous mobiliser pour mener à bien ce travail de grande ampleur, d'où l'intérêt de pouvoir faire appel à des étudiants de master et des doctorants étudiant ces sujets.

Lors de leurs déplacements au SHD, les chercheurs polynésiens souhaitent prendre des photos des documents, qui sont trop nombreux pour pouvoir les dépouiller en quelques jours. Or, très souvent, les documents ouverts dans le cadre de dérogations ne sont pas reproductibles, et il est impossible de prendre des notes de manière exhaustive.

L'établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD) fait partie des cinq institutions siégeant à la commission d'ouverture. Cet établissement, qui produit les documents iconographiques et audiovisuels relatifs aux armées, se montre extrêmement aidant. Nous sommes d'ailleurs sur le point de signer une convention ensemble pour le dictionnaire en ligne du CEP, afin de pouvoir utiliser les images fournies par l'ECPAD.

Pour ce qui est des Archives nationales, le processus de déclassification et d'ouverture est ralenti par des inerties bien connues des historiens, dues à des problèmes de sous-effectif, voire à des intentions malicieuses. Il arrive en effet que des demandes de dérogation nécessitent plusieurs mois, ou même plusieurs années, pour être instruites. Pour autant, cette difficulté n'est pas spécifique aux archives touchant au CEP.

Pour sa part, le Centre des archives diplomatiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, situé à la Courneuve, fait preuve d'excellentes dispositions. Son intégration à la commission n'était pas prévue initialement, et le site Mémoire des hommes ne le mentionne d'ailleurs pas encore. Cette institution met à la disposition des chercheurs une véritable mine de documents, très utiles aux travaux de Manatea Taiarui, le doctorant que j'ai déjà mentionné.

Ainsi, les inventaires déclassifiés nous permettent d'appréhender très finement les documents existants, et ces derniers contribuent à transformer le regard que nous portons sur l'histoire des essais nucléaires. Voici pour le côté « rose » de l'accès aux archives.

À l'inverse, comprenez bien que je ne suis animé d'aucun esprit de revanche, mais que de mon point de vue, nous continuons de nous heurter aux pratiques de quelques mauvais élèves. Pour comprendre la position de l'historien, imaginez qu'un chercheur désireux d'écrire l'histoire des deux dernières législatures ait accès à la totalité des archives du Sénat, mais ne soit autorisé à consulter aucune archive de l'Assemblée nationale. Vous concluriez certainement de ses travaux que ce chercheur a une vision très lacunaire du sujet.

Or, il est important de comprendre que l'histoire du CEP est mixte : elle mêle en effet des acteurs civils et militaires. Au sein du CEA, et notamment dans son bureau d'études générales – qui deviendra sous la Ve République la direction des applications militaires, ou DAM – des ingénieurs mettent au point des engins destinés à constituer la force de frappe. Ce travail considérable, en contexte de guerre froide, est un moment essentiel dans l'histoire nationale, et doit être documenté.

Dans le même temps, des militaires sont mobilisés pour installer les polygones de tir dans les quatre sites stratégiques retenus (Reganne et Ekker en Algérie, Moruroa et Fangataufa en Polynésie) et tester les engins qui deviendront des armes opérationnelles.

Si nous avons accès au service historique de la défense, nous n'avons pas accès aux archives de la DAM et du CEA. Il s'agit là, à mon sens, d'une grave lacune démocratique, dans la mesure où la DAM est un établissement public. Or, toute structure bénéficiant d'un régime dérogatoire qui lui permet de ne pas déposer ses fonds aux archives nationales est tenue de mettre une salle de lecture à disposition de tous les citoyens souhaitant consulter ces documents et de fournir des inventaires des pièces existantes.

Pourtant, depuis que je m'intéresse aux essais nucléaires, je n'ai jamais eu accès à aucun inventaire et je n'ai jamais pu être accueilli aux archives de la DAM. Dans le meilleur des cas, mes collègues chercheurs ou moi-même sommes autorisés à consulter certaines archives choisies par l'établissement, sans savoir d'où elles viennent ni si elles sont représentatives.

L'histoire n'est pas une science exacte, mais un récit, élaboré à partir d'une sélection de documents jugés utiles. Dès l'instant où le fournisseur des archives opère lui-même la sélection du matériau, il se fait historien à notre place. Dès lors, rien ne permet de s'assurer que les documents transmis permettent de construire un récit sincère et représentatif du passé.

Au regard des archives de la DAM, la table ronde n'a rien apporté de nouveau. J'ai simplement reçu une livraison de documents sous format PDF en juillet 2021, puis d'autres m'ont été envoyées au compte-gouttes. Manatea Taiarui en a reçu encore près d'une trentaine tout récemment. Aussi intéressants soient-ils, ces documents sont fournis dans des conditions étrangères à la logique de la recherche.

Il est probable qu'une part considérable des archives de la DAM ont un caractère proliférant. Mais au-delà des recherches des savants chargés de mettre au point des armes, nous n'avons aucun accès à la documentation concernant les négociations politiques et le choix des sites avec les militaires. Un pan entier de l'information nous est donc interdit, et nous sommes contraints d'appréhender le sujet comme si nous étions borgnes ou hémiplégiques. Je pourrai vous donner d'autres exemples illustrant comment la DAM ne joue pas le jeu, pour reprendre votre expression que je trouve heureuse.

Cependant, il existe aussi un service hybride qui pourrait réparer en partie cette lacune du CEA. Je veux parler du département de suivi des centres d'expérimentation nucléaire (DSCEN). Rattaché à la direction générale de l'armement (DGA), il est l'héritier de tous les services mixtes créés en janvier 1964 par Pierre Messmer, ministre des armées, pour penser le dispositif de sûreté du CEP.

Pierre Messmer avait d'emblée jugé qu'il serait opportun de mêler l'expertise des civils et celle des militaires, d'où la création du service mixte de contrôle radiologique (SMCR) et du service mixte de contrôle biologique (SMCB). Ces deux services s'appuyaient sur l'expertise des médecins militaires et des militaires experts en matière nucléaire.

Le DSCEN n'a pas complètement cessé son activité après l'arrêt des essais. Il continue à assurer le suivi médical des vétérans et des anciens travailleurs polynésiens et à apporter son expertise au Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) pour l'examen des dossiers de demande d'indemnisation.

Ce département a pour responsabilité de conserver et d'exploiter, pendant leur durée d'utilité administrative, les archives des services mixtes (SMCR et SMCB), mais aussi quantité de fonds de la direction des centres d'expérimentation nucléaires (Dircen). Ces archives sont conservées au fort de Montrouge, en banlieue parisienne.

Je n'avais pas connaissance de l'existence de ce fonds d'archives avant la création de la commission. C'est en rencontrant la responsable de ce service, lors de la table ronde, que j'ai découvert la nature des archives conservées dans ce service. Celles-ci comprennent les dossiers de suivi sanitaire d'environ 110 000 personnes, Européens ou Polynésiens employés sur les centres en tant que travailleurs civils ou militaires. Ces informations médicales sont non seulement très intéressantes pour les épidémiologistes, mais aussi capitales pour comprendre l'histoire économique, sociale et culturelle du CEP.

Il semblerait que l'enquête parlementaire qui vient de s'ouvrir devrait permettre aux historiens de consulter ces documents. Il serait alors possible d'établir des bases de données quantitatives et d'évaluer précisément comment les carrières se sont constituées, et de quelle manière les personnes ont été déplacées, etc.

Un autre trésor de documentation intéresse l'histoire environnementale. J'ai pu voir les salles entières dans lesquelles sont stockées, année après année, les campagnes de contrôle du SMCB réalisées à l'aide de ses deux navires. Ces contrôles portant sur la faune et la flore permettent d'apprécier les retombées des essais nucléaires sur les espèces végétales et animales vivant en Polynésie.

Le premier navire, baptisé La Coquille, a commencé ses contrôles avant même les premiers essais, et les a poursuivis pendant les essais. Le second navire est nommé Mārara, ce qui signifie « poisson-volant » en polynésien.

Toutes ces archives sont conservées au fort de Montrouge. Pour l'instant, j'ai accès uniquement aux documents qui me sont fournis par le DSCEN. Il me faut donc ruser en utilisant d'autres fonds d'archives pour identifier et demander certaines cotes, mais il m'est impossible d'obtenir l'inventaire global. Enfin, lorsque je demande, par exemple, l'intégralité des dossiers concernant La Coquille pour l'année 1966, je me heurte pour l'instant à une réponse négative.

Je précise que le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui dépend du Premier ministre, observe une politique très libérale en ce qui concerne la mise à disposition de ses archives. Avant même la déclassification, j'ai pu accéder aux verbatims des conseils de défense dans les années 1960, qui sont passionnants.

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