Monsieur le président et Madame la rapporteure. Merci pour cet horaire très confortable – nous sommes ici presque en milieu de matinée. Je remercie d'ailleurs le Tavana Hau de la circonscription des îles Sous-le-Vent, qui met à ma disposition ses locaux, équipés d'une très bonne connexion.
Dans mon propos liminaire, je voudrais vous expliquer par quel cheminement j'en suis venu à travailler sur les essais nucléaires en Polynésie française et l'activité du Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP), et plus largement sur toutes leurs conséquences.
Je suis arrivé en Polynésie en 2007, élu à un poste de maître de conférences, jeune agrégé et docteur diplômé de la Sorbonne en histoire de la diplomatie européenne de l'entre-deux-guerres. Je portais évidemment déjà un vif intérêt pour le CEP. En arrivant en Polynésie française, je souhaitais travailler sur les essais nucléaires. J'avais été alerté sur l'intérêt de cette question, notamment par des articles de Vincent Jauvert parus en 1998 dans Le Nouvel Observateur. Sous le gouvernement Jospin, le service historique de la défense (SHD) avait décidé de rendre accessible une bonne partie des documents concernant le CEP. Très vite, la porte s'était refermée.
En 2008, une nouvelle loi est venue réformer le code du patrimoine. Malgré une orientation plutôt libérale dans son économie générale, le code du patrimoine s'avère extrêmement restrictif en ce qui concerne les archives publiques dont la communication serait susceptible de diffuser des informations permettant de « concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques, ou toutes autres armes ».
Le code du patrimoine a été retoiletté pour être harmonisé avec le code pénal, dans le cadre de la loi relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement (PATR), instaurée au cours de l'été 2021. La formule initiale de 2008 « à tout jamais » n'y figure plus : il est désormais question d'archives « incommunicables ».
J'ai compris que je m'étais engagé dans un cul-de-sac. Au début de ma carrière polynésienne, j'ai publié un article à l'université de la Polynésie française, en m'appuyant sur des archives territoriales – assez riches malgré tout – et sur un entretien avec un ancien directeur des applications militaires du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
Cependant, j'en suis rapidement venu à penser que l'application de la loi de 2008 est déloyale. De fait, bon nombre d'archives m'étaient refusées au nom de leur caractère proliférant – cette épithète désigne toutes les informations susceptibles de permettre de concevoir, de fabriquer et de localiser une arme. En réalité, les descriptions des « articles », pour reprendre le terme employé en archivistique, c'est-à-dire des volumes archivés, notamment au SHD, sont suffisamment précises pour ne laisser aucun doute sur la volonté d'empêcher d'écrire l'histoire des essais nucléaires en général. À titre d'exemple, des documents intitulés Problèmes disciplinaires de la légion ou Impacts économiques du CEP m'étaient refusés en invoquant ce caractère proliférant.
Or, je ne souhaitais pas écrire une histoire « à trous », dont les lacunes devraient être comblées par des hypothèses : un danger auquel se trouve confronté l'historien ayant peu d'archives à sa disposition.
En conséquence, j'ai opté pour un autre sujet de recherche, qui alimentera une partie des travaux préalables à l'obtention de mon habilitation à diriger des recherches, en 2015. J'ai décidé de travailler sur les rivalités impériales autour de la Polynésie française au XIXe siècle et sur les relations entre les sociétés européennes et les outre-mer. Cette perspective est à la fois très éloignée et assez proche des questions qui nous intéressent aujourd'hui, puisqu'elle me permet d'inscrire l'histoire du CEP dans le temps long des rivalités impériales et des pratiques coloniales.
Alors que j'avais été élu professeur à l'université de Haute Alsace, j'ai été recontacté par le directeur de la Maison des sciences de l'homme, Éric Conte. J'ai suivi de loin les évolutions politiques, qui permettent d'espérer un assouplissement de l'accès aux sources. En 2016, François Hollande s'est rendu à Papeete, où il a tenu une déclaration qui est reprise dans des accords formalisés au printemps 2017. L'Accord de l'Élysée pour le développement de la Polynésie française reconnaît ainsi « le fait nucléaire » et propose la création « d'un institut d'archives, d'information et de documentation destiné à faire connaître l'histoire des expérimentations nucléaires en Polynésie française ». Cet accord répond à un vœu ancien de la Polynésie française, émis par l'Assemblée dans un rapport publié en 2006.
C'est dans ce cadre qu'Éric Conte et la Maison des sciences de l'homme du Pacifique m'ont proposé de développer un projet de recherche qui serait financé par la Polynésie française. Ainsi, j'élabore un projet baptisé « Histoire et mémoire du CEP », qui couvre la période allant de 2009 à 2021.
Ce projet est d'emblée pensé comme un travail collectif. À l'époque, j'étais directeur d'un laboratoire pluridisciplinaire à l'université de Haute Alsace, le centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques (Cresat). Nous venons alors de recruter un jeune géographe en tant que maître de conférences, Teva Meyer, qui réfléchit aux héritages des territoires nucléarisés, notamment à travers les installations civiles.
À cette époque, le gouvernement travaille sur le démantèlement et la fermeture de la centrale de Fessenheim. Je comprends l'intérêt qu'il peut y avoir à mobiliser des expertises de géographes, d'anthropologues et d'historiens de l'environnement pour travailler sur les essais nucléaires.
Une convention est donc signée fin 2018 entre la Maison des sciences de l'homme du Pacifique et le territoire de la Polynésie française. Son article 3 stipule qu'il y aura une volonté et une action politiques de la Polynésie française en faveur de « l'ouverture d'archives nouvelles et leur accès par les chercheurs du présent projet, afin de permettre sa réalisation effective ».
Je pense que la création d'un centre de mémoire et la production de connaissances destinées à l'alimenter, grâce à l'expertise d'historiens et d'autres spécialistes, permettront d'assouplir la position des administrations qui appliquent de façon déloyale la loi de 2008. N'étant pas complètement candide, je prévois de mener une vaste campagne d'entretiens, qui aura pour but de contourner la probable fermeture durable des archives, mais aussi d'appréhender l'histoire du point de vue des Polynésiens, ce qui me tient à cœur depuis l'origine. De fait, cette histoire est essentiellement racontée du point de vue des administrations ayant produit l'arme ou organisé les essais nucléaires.
Grâce au financement dont nous avons bénéficié, nous avons embauché un post-doctorant en histoire de l'environnement, Alexis Vrignon, pour une période de deux ans. Il aidera l'équipe du Cresat à élargir le questionnaire que nous utilisons traditionnellement pour l'histoire des essais nucléaires, tant en Algérie qu'en Polynésie française.
En 2020, l'Institut universitaire de France m'a nommé responsable senior sur un projet lié au CEP, ce qui me porte à penser que l'intérêt scientifique de mon approche est validé. Cette nomination nous a également apporté une certaine souplesse financière, qui nous a permis d'organiser un premier colloque international à Paris en janvier 2022 et un second à Papeete en mai 2022.
Depuis le début de mes travaux, j'ai tenu à inscrire mes réflexions sur le CEP dans une démarche transnationale et comparative. Dès 2019, nous avons ainsi créé un séminaire accueillant des chercheurs français et étrangers travaillant sur d'autres installations nucléaires, en France comme à l'étranger.
Au printemps 2021, la publication médiatique de Toxique redonne un coup de fouet aux démarches pour l'ouverture des archives, restées peu fructueuses jusqu'alors. De cet élan émerge le processus dit « Reko Tika » en Polynésie, et l'organisation d'une table ronde en juillet 2021. Suite à ces débats, le principe de l'ouverture des archives liées au CEP est acté par une lettre du Premier ministre de l'époque, Jean Castex, au Président de la Polynésie française de l'époque, Édouard Fritch.
Cette prise de position permet de sortir de la logique de « bricolage » visant à obtenir la déclassification de quelques documents, et d'obtenir un accès massif aux archives liées au CEP.
Grâce aux premières déclassifications de l'automne 2021, nous avons pu faire paraître dès le printemps 2022 un ouvrage collectif rendant compte à la fois des travaux entrepris dans le cadre du projet « Histoire et mémoire », d'une part, et des premières déclassifications, d'autre part.
Le Sosi n'a pas été installé à mon initiative. Ce dispositif, créé par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), a pour objectif de suivre dans la durée un objet présentant des enjeux scientifiques et sociaux, en lien avec les priorités scientifiques du CNRS dans le champ des sciences humaines et sociales. Il s'agit de garantir la continuité d'une recherche et d'échapper au caractère « zigzagant » et à la brièveté du processus de réponse aux appels à projets. Pour ce faire, le Sosi entend structurer une communauté de chercheurs autour de cet objet.
J'ai donc été sollicité spontanément par le CNRS pour participer à ce projet, puis pour le piloter. Depuis janvier 2023, je suis détaché au CNRS, en poste à la Maison des sciences de l'homme du Pacifique. Je dispose donc à la fois du soutien administratif de la Maison des sciences de l'homme du Pacifique et d'un soutien financier conséquent du CNRS, à travers le Sosi. Cette aide m'a permis de recruter une post-doctorante, la géographe Florence Mury. Elle travaille sur toutes les dimensions de la géographie humaine et sur l'histoire sociale du travail liées au CEP. Elle étudie la manière dont le CEP a modifié le rapport au salariat et à l'emploi, et a généré des migrations, durables ou éphémères.
En outre, lors de la table ronde, j'ai obtenu le financement d'une thèse ciblée sur le CEP. Nous accueillons donc, à la Maison des sciences de l'homme du Pacifique, un doctorant travaillant sur la dimension transnationale et internationale du CEP, Manatea Taiarui.
Le Sosi s'articule autour de quatre axes, dirigés par deux chercheurs. Le premier a trait aux enjeux sanitaires et s'inscrit dans la perspective de l'histoire des sciences et de la santé : que savait-on des radiations ? Quelles ont été les politiques de gouvernement du risque ? Comment ont-elles été appliquées ou non ?
Le deuxième axe porte sur la modernisation, au sens le plus large. L'objectif consiste à étudier les impacts socio-économiques, mais aussi environnementaux, du CEP.
Le troisième axe se focalise sur les enjeux culturels, qui sont essentiels, ne serait-ce qu'au travers des aspects linguistiques et politiques.
Enfin, le quatrième et dernier axe s'intéresse au processus de dénucléarisation : à quelle date le CEP a-t-il réellement cessé son activité ? Quand le démantèlement s'est-il terminé ? Quels sont les héritages matériels et symboliques du CEP, ainsi que les enjeux juridiques des réparations ?
Chacun de ces axes est codirigé par deux spécialistes. Benoît Pouget, historien de la santé militaire, et Marianna Scarfone, spécialiste de la santé et du soin psychique en contexte colonial, sont responsables du premier axe. Régis Boulat, historien de l'économie, et Benjamin Furst, historien de l'environnement, codirigent le deuxième axe. Le troisième axe est copiloté par Sarah Mohamed-Gaillard, historienne de l'Océanie, et Jacques Vernaudon, linguiste considéré comme l'un des plus grands spécialistes des langues polynésiennes.
Ce programme de recherche fédère une trentaine de chercheurs issus de plusieurs pays : la France, la Suisse, la Nouvelle-Zélande, Hawaï ou l'Australie. Il se décompose en plusieurs sous-spécialités et privilégie une méthode de travail assez souple, à la fois par axe et transthématique. Nous préparons des publications collectives et organisons des rencontres par axe ou globales, à l'instar de l'université d'été qui aura lieu cette année.
Ces travaux s'inscrivent dans le cadre plus large d'un séminaire que je coanime avec l'anthropologue Serge Tcherkézoff, qui réfléchit à la modernisation du Pacifique aux XIXe et XXe siècles et à la mondialisation.
Enfin, le Sosi promeut une approche de science ouverte. Nous travaillons actuellement à la constitution d'une sorte de Wikipédia du CEP, qui prendrait la forme d'un dictionnaire historique. Nous espérons pouvoir le mettre en ligne d'ici la fin de l'année 2024. Il réunira des contributions très larges de différents pays, et sera disponible en français et en tahitien. Il s'adressera à tous les publics de l'enseignement secondaire, élèves autant que professeurs, et plus largement à toutes les personnes intéressées par le CEP.