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Intervention de Jérôme Beaury

Réunion du mardi 28 mai 2024 à 18h00
Commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance

Jérôme Beaury, éducateur spécialisé et ancien enfant placé :

Merci beaucoup pour votre invitation. Je suis présent aujourd'hui en tant que personne-ressource au sein de la Fnadepape. Si le thème de ces auditions porte sur les manquements des politiques de protection de l'enfance, je vais vous offrir une perspective nuancée sur ce que représente cette protection à mes yeux. À travers mon expérience d'ancien enfant confié, d'ancien administrateur de maison d'enfants à caractère social (Mecs), de travailleur social et d'ancien directeur de l'ASE, je vais vous narrer cette histoire, empreinte tantôt de nostalgie, tantôt de jugement.

Mon parcours d'enfant placé a débuté à l'âge de 2 ans par une rencontre imprévue avec une assistante sociale, des signaux qui ne lui ont pas échappé et une première orientation en famille d'accueil. Par la suite, j'ai été placé dans une première Mecs, puis dans une seconde, j'ai été suivi par un service d'accueil en milieu ouvert, ai bénéficié d'un contrat jeune majeur et obtenu une aide financière proposée par le département jusqu'à mes 23 ans. J'ai fait des rencontres formidables, vécu des années inoubliables et noué des liens qui perdurent encore aujourd'hui. Contrairement à certains témoignages entendus au sein de cette commission, je peux affirmer que j'ai été un enfant heureux de l'ASE, qui a parfaitement répondu à mes besoins, comblant des défaillances parentales évidentes. En repensant à ces années, je me remémore le travail acharné des professionnels, qui a permis de me sécuriser dans ma vie d'adulte, la bienveillance quotidienne, la confiance, la disponibilité, l'amour, le non-jugement, la tolérance, la présence, le respect de nos singularités, une cohésion et des valeurs. Comment ne pas être nostalgique face à ces équipes unies, complètes, cohérentes, cet esprit familial qui régnait dans la Mecs ? Je n'ai assurément pas rêvé ce temps. Si notre système a pu créer ces conditions, il doit pouvoir le refaire. Il n'est pas à repenser entièrement, mais doit retrouver un second souffle. Il est, selon moi, victime d'un trop grand enfermement sur lui-même, d'un manque d'interaction, de temps et de sens. C'est un système qui a bâti son propre essoufflement.

Chers parlementaires, la protection de l'enfance vous demande de l'aide aujourd'hui et vous êtes désormais les décideurs de son cap. Je souhaite attirer votre attention sur le fait que le bien-être des enfants passe par le bien-être des travailleurs sociaux. Nombre des remarques qui vont suivre sont liées à un déficit majeur de personnel. En tant que professionnel, mes observations mettent en exergue plusieurs questionnements.

Le manque de sens dans nos pratiques et l'urgence à laquelle les professionnels doivent répondre aux injonctions de la collectivité, des familles, des associations, des spécificités du soin et des turnovers croissants, tout en préservant l'intérêt supérieur de l'enfant, sont préoccupants. Le manque cruel de professionnels, comme je l'ai déjà mentionné, ainsi que l'absence de transversalité et de coopération entre les différents acteurs et secteurs – protection de l'enfance, santé, éducation nationale et justice – voire les injonctions contradictoires que ces secteurs se renvoient, fragmentent les besoins de l'enfant. L'insuffisance des dotations affecte la qualité de la prise en charge. Les choix politiques créent des iniquités d'accès aux droits. Les délais d'exécution des placements et le décalage entre le niveau des travailleurs sociaux sortant de formation et les besoins de terrain sont également problématiques. Par ailleurs, les médias contribuent de façon inquiétante à la stigmatisation du travail social. Comment les jeunes peuvent-ils garder un semblant d'optimisme lorsqu'on leur rappelle constamment que les anciens de l'ASE sont majoritairement devenus les sans-abri d'aujourd'hui ? Abordons aussi les réalités de l'appareil judiciaire, souvent en contradiction avec celles des jeunes. Le nombre important de jeunes confiés à l'ASE relevant du champ du handicap pose question. Je pense notamment aux jeunes bénéficiant d'un droit à un accompagnement par une auxiliaire de vie scolaire, droit souvent non mis en œuvre. La psychiatrie est un autre domaine préoccupant. Quid de la pression exercée auprès des jeunes et auprès des éducateurs dans la préparation à la majorité ?

À en juger par les nombreux textes réglementaires de ces dernières années, j'estime que vivre dans une société qui protège les plus vulnérables, c'est vivre dans une société saine. La définition même de la protection de l'enfance ne cesse de s'élargir, posant ainsi le défi de protéger près de 400 000 enfants avec un nombre réduit d'acteurs. La plupart des dysfonctionnements mentionnés trouvent leur origine dans un manque de personnel. J'ai quitté la direction chargée de l'enfance et des familles du Calvados car, malgré le caractère noble de ses missions, nombre de décisions et dispositifs n'étaient pas mis en œuvre faute de professionnels. Quelle frustration de ne pas voir diminuer les chiffres alarmants dont j'étais informé chaque semaine ! Il est donc nécessaire d'embaucher, de valoriser, de fidéliser, de mieux former et de former davantage et au plus vite. Cependant, aucune loi ne peut obliger quiconque à embrasser nos formidables métiers de l'humain. Il va donc falloir convaincre. De nombreuses conventions collectives sont devenues obsolètes. Je prends pour exemple l'avenant 43 à la convention collective nationale de l'aide, de l'accompagnement et des soins et services à domicile ou encore le Ségur de la santé pour les métiers du social, dont les grilles de rémunération sont déjà inférieures au niveau du Smic. Il est impératif de revoir les formations, leur contenu, le nombre de diplômes d'État, et de sortir ces formations de Parcoursup, qui propose des orientations beaucoup trop aléatoires. La polyvalence constitue, à mon sens, un début de réponse aux problématiques des ressources humaines. Ma priorité serait d'accélérer le travail sur les aspects préventifs afin d'éviter de futurs déracinements. Honnêtement, une seule personne dans cette enceinte accepterait-elle de travailler auprès de jeunes ayant des difficultés accentuées par nos manques, au sein d'une équipe éducative instable, avec un encadrant submergé par sa charge administrative et qui doit en plus rendre des comptes en termes de chiffres et non de qualité ? Ajoutez à cela la colère du jeune qui se manifeste par des insultes ou des crachats dans les meilleurs des cas et une rémunération à peine supérieure à 1 800 euros après trois années d'études. Personnellement, je ne m'aventurerais pas dans cette folie.

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