J'en viens aux conclusions que je tire de cette mission d'information, conclusions que ma co-rapporteure ne partage pas.
Mes conclusions quant à la réintégration de la France dans le commandement militaire intégré de l'OTAN se feront particulièrement négatives. Je considère effectivement que cette réintégration a fait perdre à la France sa voix singulière et son autonomie stratégique. L'illisibilité de la stratégie de la France vis-à-vis de l'Otan rend son action contradictoire.
Nous partageons le constat que la RNS, par son imprécision et ses silences, ne peut tenir lieu de stratégie de la France dans l'OTAN. La présence même de la tournure « allié exemplaire » dans un document français est consternante en ce qu'elle dénote d'un alignement atlantiste total et constitue « un clou de plus dans le cercueil » de l'autonomie stratégique de notre nation. Être « exemplaire » impliquerait d'accepter toutes les règles et de s'y conformer, c'est-à-dire d'obéir aux États-Unis. Comme le disait le chercheur Samir Battiss, lors de son audition : « Être exemplaire signifie le plus souvent être en accord systématique avec les buts et les moyens fortement influencés (euphémisme), identifiés par et aux États-Unis ». Être exemplaire impliquerait donc un alignement atlantiste total et le renoncement à toute objection. Le choix d'un alignement atlantiste enterrerait l'autonomie stratégique française. Être exemplaire acterait définitivement la fin du gaullo-mitterrandisme, déjà largement entamée par le retour dans le commandement militaire intégré. On ne peut pas être exemplaire sans sacrifier ce qui fait justement notre singularité, c'est-à-dire notre capacité à dire non. Nos intérêts nationaux seraient nécessairement sacrifiés à ceux du primus inter pares américain. Samir Battiss ajoutait : « On ne peut pas être exemplaire et singulier. L'exemplarité, c'est comme une photocopie conforme ».
Je suis évidemment en désaccord total avec le concept d'allié exemplaire. Je pense que la France ne doit pas être un allié exemplaire, mais un allié fiable, c'est-à-dire remplir ses engagements tout en gardant les mains libres d'un point de vue stratégique et diplomatique. Non seulement devenir un allié exemplaire n'apporterait rien à notre pays, mais notre stratégie au sein de l'Otan est devenue tellement illisible qu'elle finit par desservir l'influence qu'elle prétendait nous acquérir.
La France se veut exemplaire, mais parmi nos principaux alliés, nous sommes celui qui remplit le moins notre quota d'officiers. Nous affirmons notre engagement total dans l'Otan tout en insistant sur l'Europe de la défense, ce qui agace nos alliés européens. La contradiction est flagrante et ce double discours ne fonctionne plus. Il est impossible de viser simultanément une autonomie stratégique européenne et une implication exemplaire dans l'Otan. Ces deux objectifs sont parfaitement contradictoires et le Gouvernement se trompe en croyant pouvoir les poursuivre de concert. C'est ce qui explique notre échec à être cet « allié exemplaire » de l'Otan et à affirmer notre autonomie stratégique européenne.
La synthèse envisagée sous la forme d'un pilier européen de l'Otan, dont personne ne connaît le contenu et la portée, n'est que le dernier avatar d'une ambition française constamment démentie par la réalité.
Nos intérêts nationaux ne sont pas mieux défendus depuis l'intégration dans le commandement intégré.
Notre BITD est constamment sacrifiée au profit d'une illusoire BITD européenne. Les programmes européens et les coopérations intergouvernementales autorisent nos concurrents à piller les savoir-faire de nos entreprises. Encore récemment, notre collègue Thiériot avait parfaitement raison de rappeler que nos coopérations avec l'Allemagne avaient souvent été nouées à notre détriment.
J'entends fréquemment l'argument selon lequel le retour dans le commandement intégré aurait permis à nos entreprises de gagner des marchés. Force est de constater que tel n'est pas le cas. Certes, Thales a pu bénéficier de certains marchés de l'Otan, mais la plupart de nos alliés continuent de se fournir presque exclusivement auprès d'entreprises américaines. Les gouvernements européens préfèrent consolider la garantie américaine en achetant des F-35, des chars Abrams et autres systèmes antimissiles plutôt que des matériels européens, sans même parler des matériels français.
L'Otan, par essence contradictoire avec une autonomie stratégique nationale, contamine notre pensée stratégique en servant de courroie de transmission des concepts américains. Il ne fait aucun doute qu'à mesure que nos officiers les plus brillants seront envoyés s'acculturer à l'Otan, la question se posera de la simple possibilité de nourrir une pensée stratégique autonome. L'effet de structure peut être très puissant, tout comme celui de l'habitude et celle de collaborer avec les États-Unis éloigne la possibilité d'une action en solitaire. Un ancien major général de la marine nous disait que : « L'indépendance, c'est l'ambition de la solitude ». Pour comprendre ce que signifie l'Atlantisme, il faut savoir penser autrement que par l'Otan.
Pour beaucoup, être atlantiste est devenue une posture naturelle. La singularité française va également disparaître, remplacée par une pensée otanienne alignée sur celle des États-Unis. Certes, par le Commandement suprême Transformation, la France occupe un poste de premier plan pour établir la pensée stratégique, mais ce poste ne doit pas faire illusion. Installé aux États-Unis sur une base de l'armée américaine, il baigne dans un système anglo-saxon. Aussi compétent que soit le général français qui l'occupe, ce poste reste secondaire par rapport au poste de Commandement suprême Opération, tenu par un général américain depuis la création de l'Otan.
Les Français n'occupent que peu de postes de premier plan et en nombre très inférieur à ceux de nos principaux alliés. Comme le rapport d'Hubert Védrine de 2012 et nos auditions nous l'ont confirmé, le retour de la France dans le commandement militaire intégré procédait d'un choix politique, sinon personnel, du président Sarkozy. Il constituait avant tout un acte de foi atlantiste et un pari politique : renforcer l'influence de la France au sein de l'Otan et soutenir l'ambition française d'une Europe de la défense.
Aujourd'hui, nous ne pouvons que noter que le pari est raté. La France a pu faire valoir ses positions, certes, mais seulement à la marge, influant parfois quelques détails techniques ou militaires. La réalité est sans appel. Notre pays ne pèse plus dans une alliance où les principales évolutions sont décidées par les États-Unis, qui concentrent les deux tiers des dépenses militaires de celle-ci. Aucun pays ne le peut d'ailleurs, aussi exemplaire soit-il.
Quant à l'Europe de la défense, la guerre en Ukraine a confirmé que l'Otan constituait l'alpha et l'oméga de la politique de défense de tous ses membres, également ceux de l'Union européenne. Aucun pays européen ne veut ni n'accorde le moindre crédit à l'article 42, alinéa 7 du traité de Lisbonne. Pour reprendre le terme de M. Olivier Kempf, l'Europe de la défense est un « fantasme » qui n'existe que dans les discours du Président Macron.
Pour tenter d'avancer malgré tout, le Président Macron multiplie les déclarations impromptues sur sa volonté de partager la dissuasion avec d'autres pays européens, en poussant la ligne bien au-delà de ce qu'a toujours été la doctrine française et au risque d'affaiblir encore notre indépendance. La dissuasion est souveraine et doit le rester.
La France n'a donc rien gagné à ce retour dans le commandement militaire intégré. Au contraire, elle a désormais perdu le crédit que sa position antérieure lui avait valu. En quittant le commandement militaire intégré en 1966, la France réaffirmait sa singularité dans un monde bipolaire, ambitionnant un rôle de « puissance d'équilibre ». Cette expression, qui avait autrefois plus de consistance, paraît aujourd'hui quelque peu galvaudée. La RNS continue d'en faire usage, en dépit de toute réalité. Il n'y a pas « d'équilibre » possible pour qui est pleinement engagé dans une alliance militaire permanente désignant les ennemis et mobilisant tous ses membres contre eux. L'Otan a procédé de la sorte en Afghanistan, en Libye, au Kosovo (hors de toute légitimité internationale dans le cas de cette dernière intervention). L'échec total de l'intervention en Afghanistan s'est ajouté aux conséquences désastreuses de la guerre en Libye, qui a terriblement déstabilisé la région et accéléré les processus violents en Afrique subsaharienne.
Désormais, l'Otan est discréditée comme fournisseur de sécurité et notre pays avec elle. Loin d'être singulière comme elle se plaît à le croire, la France est désormais un allié atlantiste comme les autres, perçu comme tel et associé à tous les échecs de l'Otan.
J'en viens à mes propositions.
Que faire de l'Otan ?
Après ce constat accablant, la seule décision raisonnable me paraît être celle de quitter immédiatement le commandement militaire intégré. C'est d'autant plus urgent que le pivotement des intérêts stratégiques américains vers l'Indo-Pacifique apparaît définitif. Les auditions de responsables américains ne laissent aucun doute sur la volonté des États-Unis, à terme, de mobiliser leurs alliés contre la Chine. C'est déjà une réalité sur le plan économique. Les États-Unis font pression sur des entreprises européennes afin qu'elles cessent de vendre certains produits sensibles à des clients chinois. C'est un exemple typique de la façon dont un cadre d'analyse états-unien peut s'imposer à la France.
La posture de gendarme du monde marginalise nos intérêts singuliers. La France en est à s'opposer à l'ouverture d'un bureau de l'Otan au Japon, alors que ce pays est manifestement très loin de l'espace euro-atlantique. Un haut responsable nous affirmait que « Certains pays n'excluent pas une transaction : considérer la Chine parmi les menaces auxquelles fait face l'Alliance afin de conserver un intérêt et un investissement américain dans l'Alliance ». La Lituanie, par exemple, a commencé à remettre en question la politique d'une seule Chine. Cela se poursuivra si la confrontation devient militaire et il est vain de croire que nos alliés, qui dépendent des États-Unis pour leur sécurité, sauront y résister.
En 2003, nous avons su dire non à la guerre en Irak. En 2024, comme membres « exemplaires » de l'Otan, nous ne pouvons pas échapper à un engagement dans une guerre qui n'est pas la nôtre pour la défense d'intérêts qui ne sont pas les nôtres.
Je m'inscris en faveur d'un retrait immédiat de la France du commandement militaire intégré et non de l'Alliance elle-même. Nous resterons membres de l'Otan. Il s'agit de renouer avec l'ambition du général de Gaulle, en 1966, celle de concilier notre indépendance nationale et la solidarité avec nos alliés. La France restera engagée via la clause de défense commune mutuelle de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord.
La France doit tenir sa parole. Il en va de sa crédibilité. Elle ne peut donc quitter l'Alliance immédiatement. Dès que les circonstances le permettront, néanmoins, je souhaite que la France se retire de l'Otan et recouvre sa pleine indépendance. L'indépendance ne signifie pas l'isolement. En quittant le carcan atlantiste, la France ne sera pas « isolée », mais « non alignée ». C'est la condition nécessaire pour redéployer notre action internationale. La France restera présente sur le continent européen et continuera à coopérer en matière de défense avec les pays partageant nos principes d'affirmation de la paix, de primauté du droit international et de l'intérêt général humain. Cette coopération ne se fera simplement plus dans le cadre de l'Otan, mais passera par des accords bilatéraux de sécurité et de défense.
Les conflictualités de tout type doivent être discutées et réglées avant de dégénérer en guerre. À rebours de l'enfermement diplomatique de clubs oligarchiques, symbolisé par le poids des G7, G20, OCDE, OMC et autre Banque mondiale, la France doit œuvrer au retour en force de l'ONU. Malgré ses imperfections, l'ONU reste la seule organisation universelle reconnaissant l'égalité entre États et entre peuples et donc la seule instance légitime pour œuvrer à la sécurité collective.
Notre pays dispose de frontières terrestres ou maritimes sur tous les continents. Il a vocation à renforcer ses coopérations avec les puissances d'Afrique, d'Asie, d'Amérique du Sud et d'Océanie. Ces dernières sont les voisins immédiats d'une France d'outre-mer qui demande à être prise en compte et constitue un formidable atout stratégique pour notre pays.