Je vous remercie de m'auditionner dans le cadre de cette commission d'enquête.
Tout d'abord, j'ai eu la chance de participer aux travaux du CNPE depuis sa création. Cette instance a connu plusieurs changements, avec cinq ministres et trois présidents ou vice-présidents en huit ans. Cette instabilité témoigne de la situation précaire de la protection de l'enfance. Les politiques publiques se sont souvent intéressées à ce domaine en réaction à des scandales médiatiques, qui ont donné une visibilité sociétale aux problèmes existants. Cependant, il est essentiel de ne pas se limiter à cette vision sensationnaliste, qui peut jeter le discrédit sur les associations et les professionnels œuvrant dans ce secteur difficile.
La protection de l'enfance repose sur des équilibres fragiles, notamment entre le droit de l'enfant et celui des parents. Selon l'orientation philosophique du juge des enfants, la balance peut pencher en faveur de l'intérêt de l'enfant à protéger ou de la conception de la famille comme lieu d'épanouissement. Il est important de noter que les intérêts de l'enfant et des parents peuvent diverger.
La gestion de la protection de l'enfance est déconcentrée au niveau des départements, dont les présidents sont responsables sur leur territoire, conformément à la loi du 5 mars 2007. Cela entraîne des politiques différentes selon les départements. Un rééquilibrage par l'État apparaît nécessaire pour harmoniser les pratiques et les politiques.
Je souhaite souligner l'importance d'une approche équilibrée et harmonisée de la protection de l'enfance, qui prenne en compte les divers intérêts en jeu et les spécificités territoriales. Le juge des enfants, ordonnateur des décisions de mesures de protection, délègue souvent l'exercice de ces mesures ou la prise en charge quotidienne de l'enfant à une association habilitée, comme l'est l'OSE. Cependant, le président du conseil départemental reste le chef de file de la protection de l'enfance.
Il existe également une pression financière importante, car l'ordonnateur de la mesure n'est pas le payeur, ce rôle revenant au département.
Peu après la promulgation de la loi du 14 mars 2016, la ministre Laurence Rossignol a confié au docteur Marie-Paule Martin-Blachais l'élaboration d'une démarche de consensus sur les besoins fondamentaux en protection de l'enfance. Cette initiative a durablement structuré les connaissances dans ce domaine en définissant le méta-besoin de sécurité, en référence à la théorie de l'attachement. Il faut se rappeler que ce dispositif de protection de l'enfance, à bout de souffle depuis plusieurs années, a été particulièrement affecté par la période du covid-19. Nous subissons encore aujourd'hui les effets de cette crise sanitaire qui a bouleversé nos repères. L'Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE) avait d'ailleurs publié, dès le 5 mai 2020, un rapport intitulé « Premières observations sur la gestion du confinement », à partir des retours d'expérience de quatorze départements. Ce rapport soulevait des questions pour l'avenir et s'interrogeait sur le paradoxe des enfants placés qui allaient mieux. Les professionnels de la protection de l'enfance avaient en effet observé que ces enfants étaient plus apaisés sur le plan affectif, n'étant plus déplacés d'un endroit à l'autre et vivant à leur rythme dans un contexte protégé. Il est important de noter que le confinement a créé une stabilité de l'environnement de proximité, favorable aux enfants ayant des troubles de l'attachement. Les théories de l'attachement, comme fondement théorique de la démarche de consensus, modifient la vision de la protection de l'enfance en y associant le besoin de sécurité comme un méta-besoin nécessaire au bon développement de l'enfant. Cela s'inscrit dans la continuité de la loi du 14 mars 2016, qui replaçait l'intérêt supérieur de l'enfant au centre du dispositif de protection de l'enfance.
Je souhaite attirer votre attention sur le problème de la formation des professionnels. Le recrutement de professionnels en protection de l'enfance devient de plus en plus difficile, entraînant une saturation des dispositifs et la fermeture de certains établissements. On observe un recours non maîtrisé aux agences d'intérim pour assurer la continuité des services en cette période de pénurie de professionnels. Selon une enquête de l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss) datant de septembre 2022, 9 % des postes en protection de l'enfance sont vacants. Parallèlement, l'activité de la protection de l'enfance connaît une augmentation préoccupante, avec une hausse de 20 % des mesures prononcées sur certains territoires au cours des deux dernières années.
Les situations prises en charge par l'ASE se complexifient, se trouvant à l'intersection des missions de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et de la pédopsychiatrie, deux institutions également en grande difficulté.
Les missions régaliennes de l'État sont défaillantes et ne sont pas compensées par les départements, dont les recettes liées aux droits de mutation diminuent en raison de la crise des transactions immobilières. Avec le CNPE, nous avons interpellé l'État pour qu'il lance un plan Marshall. Nous proposons notamment la généralisation des parcours de santé coordonnés pour les enfants protégés et la valorisation des métiers du social, en incluant les professionnels laissés de côté par les mesures du Ségur. Au sein du CNPE, j'ai participé au groupe de travail sur la santé des enfants protégés, coordonné à l'époque par le docteur Céline Greco, aujourd'hui professeure. Elle interviendra à l'issue de mon audition pour détailler les constats et les propositions que nous avions formulés, basés sur des études nationales et internationales, ainsi que sur de nombreux rapports de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de la Haute Autorité de santé (HAS).
Les violences intrafamiliales, qu'elles soient physiques, sexuelles, psychologiques ou conjugales, ainsi que les négligences lourdes, entraînent des conséquences physiques et psychiques à court, moyen et long terme sur la santé des enfants et des adolescents. Ces violences peuvent entraîner des traumatismes physiques, voire des décès, altérer le développement cérébral, provoquer des troubles du développement pondéral, sensoriel et cognitif, ainsi que des troubles psychoaffectifs et sociaux. Leur impact peut être majeur sur les compétences psychosociales et la santé mentale. On observe l'apparition de troubles du comportement se manifestant parfois par des addictions, des mises en danger, des comportements sexuels à risque, une hétéro-agressivité, des grossesses non désirées, des syndromes douloureux complexes, mais aussi des maladies chroniques telles que l'obésité, les troubles cardiovasculaires, les accidents vasculaires cérébraux et le cancer à l'âge adulte.
Ces constats nous ont amenés à considérer la maltraitance comme une pathologie chronique dans son retentissement. Nous avions demandé à l'époque qu'elle soit prise en charge par la sécurité sociale sous la forme d'une affection de longue durée (ALD), avec un parcours de soins ciblé et spécialisé, ainsi que des remboursements appropriés. Nous avions fait ce premier constat en 2018-2019, ce qui avait donné lieu à un premier avis. Un second avis, qui reprend les mêmes constats et se fonde également sur d'autres travaux publiés par l'ONPE, en particulier en juillet 2022, sur la santé des enfants protégés, est paru récemment ou paraîtra en mai 2024. Le temps de réaction pour mener des politiques publiques est malheureusement très long et ne correspond pas à la temporalité des besoins des enfants protégés. C'est un réel problème dont il faut avoir conscience. Les enfants protégés ont une temporalité qui ne correspond pas du tout à celle des politiques publiques, ni à celle de l'ouverture d'établissements. On fait des constats en 2022, mais on ouvre des établissements en 2024 dans le meilleur des cas, voire en 2025. Il existe un décalage entre le moment où nous constatons les problèmes et celui où nous sommes en mesure de proposer des solutions concrètes pour protéger les enfants. C'est un fait.
Les constats sont connus, les recommandations sont précises et couvrent tous les domaines de la protection de l'enfance. Parfois, on note des avancées législatives et des expérimentations positives à généraliser. Pourtant, année après année, de nouveaux rapports et groupes de travail dressent un état des lieux alarmant sans qu'une réelle politique publique ne soit mise en place pour investir massivement dans ce secteur. En tant que professionnels, nous plaçons beaucoup d'espoir dans votre commission d'enquête pour qu'elle influence véritablement et concrètement les orientations politiques en matière de protection de l'enfance. Nous attendons la mise en place de moyens financiers conséquents capables de provoquer un choc dans le système et de le sortir de la grave crise qu'il traverse. Ce constat est partagé par tous.
En ce qui concerne l'appropriation des nombreuses réformes engagées dans le champ de la protection de l'enfance dans les territoires, notamment les lois du 14 mars 2016 et du 7 février 2022, il est important de rappeler que les lois de décentralisation de 1982 à 1984 ont confié la protection de l'enfance aux départements sans véritable régulation par l'État. Depuis une quinzaine d'années, la protection de l'enfance a été quelque peu négligée par la PJJ, qui jouait pourtant un rôle de régulation. Je me souviens des discussions budgétaires avec les départements où la PJJ s'intéressait beaucoup à la qualité de l'accompagnement des enfants placés et apportait sa voix aux débats budgétaires importants.
Aujourd'hui, les discussions budgétaires ont quasiment disparu des départements. Il est fréquent que ces discussions se déroulent rapidement et se concentrent uniquement sur le budget, c'est-à-dire sur les données financières, en négligeant les aspects qualitatifs. La loi de 2022 a professionnalisé le secteur, a introduit des appels à projets, des évaluations internes et externes, ainsi que l'obligation pour les départements de se doter de schémas départementaux révisés tous les cinq ans. Ces mesures ont eu un impact significatif sur les projets développés et confiés aux associations. Les schémas départementaux de prévention et de protection de l'enfance, mis en place ces dernières années, révèlent plusieurs tendances. La préparation de ces schémas est souvent confiée à des cabinets de conseil, qui soumettent ensuite leurs propositions aux conseils départementaux. Ces derniers adoptent les schémas, parfois en reprenant des éléments d'un département à l'autre, notamment concernant la mise en place de services de placement éducatif à domicile (PEAD). Le CNPE a rendu deux avis dénonçant l'appellation inappropriée de ces PEAD, les qualifiant plutôt de mesures de milieu ouvert. La Cour de cassation a récemment confirmé cette position.
La parole des enfants est mieux prise en compte par les départements et les associations, qui mettent en place une politique d'inclusion et de prévention. La mise en place de contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens (CPOM) et d'une convergence tarifaire, ainsi que l'introduction d'indicateurs d'évaluation, témoignent de cette évolution. Parallèlement, il y a une volonté de passer de la protection à la prévention, comme le souligne le rapport de Boris Cyrulnik sur les 1 000 premiers jours. Le développement du placement à domicile, que nous préférons appeler « protection à domicile », est également une priorité. Enfin, nous observons une catégorisation de l'offre d'accueil, avec des distinctions entre les mineurs non accompagnés, les situations d'autonomie, les cas complexes et les situations classiques. Les prix de journée varient en fonction de ces catégories établies par les départements. Les appels à projets dans ces catégories proposent des tarifs journaliers souvent bien inférieurs à ceux d'un placement en maison d'enfants à caractère social (Mecs). Cela pourrait entraîner une dérive en matière de protection de l'enfance si l'aspect financier prenait le dessus. Nous risquerions de voir disparaître les établissements de vie collective, relativement coûteux, ou les établissements spécialisés pour des situations complexes, encore plus onéreux en raison des spécificités de ce public. Les cas complexes, situés au carrefour de la pédopsychiatrie, de la PJJ et de la protection de l'enfance, nécessitent des structures adaptées. Les tarifs journaliers y sont beaucoup plus élevés, parfois trois ou quatre fois plus, car il faut créer des microstructures avec des moyens importants, au moins du « un pour un », et des unités très réduites de sept à neuf enfants au maximum.
Par ailleurs, nous constatons une réorganisation des services de l'ASE avec la création de référents de parcours dans les territoires. Cette réorganisation est souvent liée à la crise de recrutement des travailleurs sociaux dans les départements. De plus, la gestion numérique de l'offre de places ne prend pas toujours en compte les spécificités des lieux d'accueil. Cette gestion repose sur l'idée qu'une place équivaut à un enfant à placer, sans considérer le contexte collectif, ni les besoins individuels de l'enfant.