Tout d'abord, merci de l'opportunité que vous nous offrez, nous, anciens enfants placés, et de l'enquête que vous allez mener dans les semaines à venir sur tous ces dysfonctionnements passés et présents de l'ASE.
Je suis une ancienne enfant de l'ASE, aujourd'hui cheffe de service éducatif, co-fondatrice et présidente de l'association départementale d'entraide des personnes accueillies en protection de l'enfance (Adepape) du Val d'Oise.
Je ne suis pas née française et pourtant, j'ai une histoire avec la France dès mon enfance. Mon parcours migratoire n'a été ni un choix, ni une obligation, mais le rêve d'un grand-père ancien tirailleur. J'ai été choisie parmi mes sœurs car je portais le prénom de mon arrière-grand-mère. J'ai été accueillie en protection de l'enfance après m'être retrouvée à la rue à 16 ans pour avoir refusé un mariage forcé. J'ai passé huit mois à la rue avant de pouvoir bénéficier d'une protection. L'évaluation de ma minorité a été un traumatisme que j'ai réussi à dépasser aujourd'hui, mais cela m'a demandé un long travail.
Est-ce que vous trouvez normal qu'en France, en 2024, un enfant sorte du dispositif de protection de l'enfance avec un sac poubelle pour seul bagage ? On marche sur la tête. Est-ce que vous trouvez normal qu'en France, en 2024, des décisions de justice pour protéger un enfant ne soient pas exécutées ? On marche sur la tête. Est-ce que vous trouvez normal qu'en France, en 2024, des enfants meurent encore sous le coup de leurs parents ? Oui, on marche sur la tête. Si un parent traitait son enfant comme l'État traite les enfants de la protection de l'enfance, il lui serait retiré.
Vous et moi, nous savons que cela n'est pas normal. Sinon, cette commission d'enquête n'existerait pas. J'ai mal à ma protection de l'enfance et j'ai mal à ma France. Cela fait plus de vingt ans que je travaille en protection de l'enfance. Chaque jour, je suis engagée, comme beaucoup de travailleurs sociaux, au nom des enfants de la République, au nom de la protection de l'enfance, afin de rendre les invisibles visibles. Chaque jour, je rencontre des jeunes sortis des dispositifs de protection de l'enfance pour une seule raison : ils ont 18 ans. Pour certains, c'est le jour de leur anniversaire, le jour de leurs 18 ans. La rue à 18 ans. Dans quelle famille voit-on ça ? Et pourtant, des lois existent. La France a signé la convention internationale des droits de l'enfant il y a plus de trente ans et cela n'est toujours pas appliqué et respecté sur l'ensemble du territoire. Pas plus que les lois de 2002, de 2007, de 2016, de 2022. Chaque jour, ces lois votées par vous, mesdames et messieurs les députés, ne sont pas appliquées et respectées. Qui vient rappeler la loi ? Qui est garant des droits des enfants placés ? La protection de l'enfance impose des droits et des devoirs aux autorités concernées, au même titre que l'exercice de l'autorité parentale pour des parents. Au niveau de la justice, on dit : « Je t'écoute, je te crois, je te protège », mais comment peut-on appeler à la libération de la parole des enfants, tout en sachant qu'une protection ne peut être assurée ?
Chaque enfant doit bénéficier d'une prise en charge en matière de santé, qu'elle soit physique ou psychique, et quelles que soient les origines de l'enfant. Comment s'en sortir lorsque les lieux de soins sont saturés ? En matière de scolarité et d'emploi, comme le disait ma collègue, chaque enfant doit pouvoir bénéficier d'une scolarité correspondant à ses choix, à ses envies et à ses compétences, quelle que soit la durée du parcours. Nous savons tous que plus de 70 % des jeunes sortants de la protection de l'enfance sont sans diplôme. Dans ces conditions, comment trouver un emploi et devenir citoyen lorsqu'on n'a pas reçu les bagages indispensables ?
De nombreux anciens enfants placés, dont moi-même, témoignent que ce qui permet de s'en sortir, c'est la rencontre. Aujourd'hui, les professionnels sont tous à bout de souffle. Dans ces conditions, comment faire pour que cette rencontre puisse exister ? En fin de compte, la protection de l'enfance est devenue une loterie. En ce moment, il n'y a pas beaucoup de billets gagnants.