Je vous remercie tout d'abord, au nom du comité de vigilance des enfants placés, pour cette invitation à ouvrir les auditions de cette commission d'enquête. C'est un geste symbolique fort, qui pose un cadre clair, incontournable : rien pour nous, sans nous. Aujourd'hui, entre les paroles puissantes et engagées de mes deux collègues, j'ai fait le choix de vous raconter une histoire. Cette histoire, c'est l'histoire d'enfants et d'adolescents qui ont vécu la violence intrafamiliale, la précarité, l'abandon, l'exil, la maladie mentale et/ou l'addiction d'un ou des parents.
Celle d'enfants et d'adolescents qui ont appris bien trop tôt les ruptures, l'insécurité, le vide, le trop, la dissonance, la violence, le rejet, l'impuissance, l'urgence. C'est l'histoire d'enfants et d'adolescents qui ont connu les familles d'accueil et les foyers avec des trajectoires tellement disparates et aléatoires qu'il peut sembler totalement incongru qu'ils cohabitent au sein d'une même communauté.
Stabilité totale ou relative versus discontinuité et déplacements multiples, sécurité physique et affective versus maltraitance et violence institutionnelle, considération de leurs besoins fondamentaux et respect de leurs droits versus objetisation, discrimination et négation de leur statut particulier d'enfant, vie versus survie et parfois même mort. Jess, Nour, Anthony, Denko, Marina, Amine, Lily, Méline, Myriam et tous les autres, ceux que la société oublie trop vite, appelle les yeux secs, ceux dont on ne connaît ni le nom, ni l'histoire, ceux dont on est les seuls à tenir les comptes, car il n'existe pas de statistiques.
Certains diront que les morts d'enfants confiées à l'ASE sont très rares. Certes, mais même un seul enfant qui meurt devrait révolter suffisamment pour provoquer les puissants changements structurels nécessaires pour que cela ne se reproduise jamais. Et si les morts sont rares, les dysfonctionnements, eux, sont légion, connus, décryptés, documentés, dénoncés par les premiers concernés eux-mêmes, par les professionnels, par les chercheurs, par les institutions, et ils laissent des traces, parfois en filigrane, parfois indélébiles, parfois tellement envahissantes qu'elles colonisent l'âme et l'esprit, sans laisser assez de place aux envies, aux projets, aux rêves. Cette histoire a autant de visages que de mômes qui l'ont vécue, autant de chemins aussi, du plus sombre au plus lumineux, en passant par toutes les nuances de couleurs.
Cette histoire, c'est la mienne, c'est celle de mes frères et sœurs de parcours. C'est l'histoire d'une communauté qui a cruellement besoin que la société ouvre les yeux et commence à bouger pour mettre en place les conditions d'émergence de son pouvoir d'agir individuel et collectif. Depuis 2017, je fais partie du réseau Repairs, un réseau d'entraide par et pour les jeunes sortants de l'ASE. Chaque jour, nous sommes confrontés aux conséquences des défaillances et des manquements de l'ASE. Parce qu'ils n'ont pas été protégés à temps, des enfants présentent des psycho-traumatismes complexes, des retards de développement, des troubles psychiques, somatiques et/ou du comportement profondément ancrés. Il leur faudra beaucoup de temps, d'accompagnement et de soins pour reprendre leur développement, et certains garderont longtemps des séquelles.
Les blessures laissées par nos enfances fragilisées se réparent avec de la bienveillance, de l'affection, de la sécurité physique et affective et de la stabilité. C'est loin d'être la norme. Combien de jeunes du réseau Repairs n'avaient pas assez de leurs dix doigts pour compter le nombre de lieux dans lesquels ils ont été placés ? Moins visible, moins directement palpable, la violence institutionnelle que représentent les carences dans la prise en compte des besoins et des droits fondamentaux des enfants est de fait moins conscientisée. Les logiques de places et de cases prennent trop souvent le pas sur les droits, les besoins et les envies de l'enfant. Il devient alors un objet de protection et pas un sujet pensant et ressentant.
Il est au mieux l'acteur d'un scénario écrit par d'autres, selon des critères souvent obscurs et arbitraires, là où on devrait lui permettre de devenir l'auteur de sa vie. Plus visibles, plus explicites, mais tout aussi difficilement traitées, les violences subies par les enfants pendant leur placement sont encore trop courantes. Racisme, discrimination, négligence, violences verbales, psychologiques, physiques, sexuelles… Ces violences sont encore trop souvent considérées comme un phénomène marginal à traiter au cas par cas, là où elles constituent un phénomène systémique dans un secteur en souffrance et en manque de moyens qui s'effondre de l'intérieur. Comment peut-on grandir sereinement et se construire sur des bases solides si celles du système qui nous protège peuvent céder à tout moment ?
À l'âge adulte, ce sont ainsi des problématiques d'attachement, de santé physique et psychique, de confiance et d'estime de soi auxquelles nous sommes confrontés. C'est un rapport aux institutions, aux autres, au monde, teinté de cette couleur particulière qui rend tout moins évident et moins fluide. C'est Ahmed et sa phobie administrative qui lui joue des sales tours. Moussa, aimé et admiré, qui s'enfonce dans les addictions sous nos yeux impuissants. Sophie, hantée par les maltraitances qu'elle a subies et qui ne parvient plus à parler que de ça. Mia, qui s'efface tellement qu'on l'oublie, mais pas encore assez à son goût. John, qui ne demande jamais d'aide parce qu'il ne sait pas comment on fait. Carla, tellement révoltée qu'elle se consume petit à petit. Adame, qui a peur de déranger, partout, tout le temps. Malik, brillant, mais dans l'incapacité de se conformer au monde du travail. Alex, parcours de réussite montré en exemple, mais dans l'incapacité de construire une vie affective.
À Repairs, beaucoup de nos membres sont des jeunes majeurs, dont un nombre important a rencontré des difficultés à l'arrivée à la majorité. Pour ces jeunes, dont le parcours de vie a souvent été marqué par les incertitudes, les ruptures et l'absence de sens, donner corps à cette vie d'adulte dans laquelle on les projette par principe, sans réelle prise en compte de leur cheminement, de leurs besoins, de leurs aspirations, peut s'avérer inconfortable, complexe, voire impossible. La sortie de l'ASE devient alors un véritable sécateur à rêves.
Lyès rappelait tout à l'heure les statistiques sur les jeunes sans domicile fixe (SDF) de moins de 25 ans. Pour nous, à Repairs, ce ne sont pas des statistiques. Ce sont des yeux froncés, des têtes baissées, des poings serrés, des larmes, des rages, des résignations, des découragements, des impasses, des détresses, des cris, des silences. C'est Seïdou qu'on regarde partir la mâchoire serrée en sachant qu'il dormira dehors ce soir. Anassa qui bouillonne, prêt à exploser et qu'on essaye d'apaiser alors qu'on a autant la rage que lui. Amine, dont l'ASE torpille le dossier de demande de titre de séjour, puis le met dehors. Flo, mis à la rue malgré ses troubles cognitifs, qui dort chez son ami, qui ne lui laisse accès au frigo et à la douche que quand il le décide et lui confisque sa carte bleue. Bakary, envahi par ses troubles psycho-traumatiques, qu'on perdra de vue après quelques semaines de rue. Lola, qui essaie de survivre dehors comme elle peut en faisant la manche. Et Rose, son amie, qui essaie aussi de survivre comme elle peut en se prostituant. C'est Thomas, sur qui l'ASE se venge d'avoir fait un recours en effectuant un signalement au procureur pour des faits présumés remontant à plus d'un an. Nassir, contraint de dormir dans la cave du magasin qui l'emploie illégalement. Ismaël, mis à la rue à dix-huit ans et deux mois parce que l'ASE estime avoir fait son travail et respecté la loi. Je pourrais continuer pendant des pages à vous parler de ces mômes, mais j'arrive au bout de l'histoire que je voulais vous raconter aujourd'hui.
Cette histoire me hante, jour et nuit, elle hante tous mes pairs engagés et militants qui crient l'urgence et se heurtent à un bouclier d'indifférence. Cette histoire devrait tous nous empêcher de dormir.
Pour les mômes d'hier, le mal est fait, parfois de façon irréversible et nous nous épuisons à les soutenir, tant bien que mal. Mais nous avons une responsabilité collective envers les mômes d'aujourd'hui et de demain. Pendant ces auditions, vous entendrez des professionnels de la protection de l'enfance, à bout de souffle, inquiets, épuisés, assistant impuissants à un naufrage annoncé. Personne ne les écoute, ils sont inaudibles, ils sont ceux que la société refuse d'entendre parce qu'ils cheminent aux côtés de ceux qu'elle ne veut pas voir. Et pourtant, ce sont eux qui, chaque jour, dans des conditions toujours plus difficiles, travaillent à faire de l'idéal de cohésion sociale une réalité de notre société. Écoutez-les, prenons soin d'eux.
Pendant cette audition, vous entendrez des responsables de conseils départementaux à qui il revient de porter une politique de protection de l'enfance sur leur territoire, trop souvent, dans un mouvement « défensivo-offensif », parce que certains n'en ont pas les moyens et parce que d'autres ont les moyens mais décident de les mettre ailleurs dans des thématiques plus « bankable » sur le plan électoral. Les départements passent leur temps à nous rappeler les montants qu'ils investissent déjà sur nous. Ils brandissent leur budget comme un argument d'autorité et cela devrait clôturer le débat. Ils nous regardent du haut de leurs fonctions très importantes avec leurs yeux pleins de chiffres, comme si cela devait nous suffire, qu'ils avaient fait leur part et qu'on devait se dire : « Ah bah oui, le budget est déjà de plusieurs dizaines de millions d'euros, soyons raisonnables, ne demandons pas plus, tant pis ». On n'opposerait jamais ce genre d'arguments aux enfants malades.
Et puis les lignes budgétaires, ça n'efface ni les jeunes devenus SDF, ni les morts. Notre protection devrait les obliger. Rappelez-leur. Notre parole devient politique, lentement, trop rarement, dans la douleur ou dans l'ignorance souvent, mais elle le devient. Plus personne ne pourra revenir là-dessus.
Notre expertise expérientielle se révèle à mesure qu'on se montre, qu'on se parle, qu'on s'organise et, surtout, à mesure qu'on nous laisse des espaces de parole ou qu'on les conquiert.
Certains caricaturent nos luttes, nous accusant même parfois de ternir l'image du secteur et de tout ce qu'il s'y passe de beau. Les mots « ingratitude » et « exagération » ne sont pas prononcés, bien sûr, mais on pressent qu'ils sont au bord des lèvres. À ceux-là, je réponds que vous vous trompez de combat et qu'au fond, vous le savez. Nous avons tous le même idéal : une protection de l'enfance juste, digne, protectrice, avec des moyens et une reconnaissance à la hauteur de l'engagement incroyable qu'elle implique.
Bien sûr que la protection de l'enfance produit du beau. Nous avons toutes et tous croisé des gens qui nous ont marqués. Ils ont contribué à ce que nous sommes devenus aujourd'hui. Parlez, racontez, montrez-le, c'est indispensable, c'est votre responsabilité. Nous applaudirons, comme nous l'avons fait récemment pour les documentaires « Bébés placés » de Karine Dusfour ou « Comme si j'étais morte » de Benjamin Montel. Mais de grâce, le monde n'est pas si manichéen pour qu'on ne puisse pas, dans le même temps, montrer le beau et dénoncer l'indécent et le dramatique dans le but d'améliorer ce qui doit l'être. Alors oui, les petits pas, les avancées, les professionnels qui font un boulot remarquable, les quelques départements qui mènent une politique volontariste, les parcours individuels de réussite et de résilience, oui, d'accord.
Mais tant qu'il restera des Seïdou, des Nour, des Lola, des Jess, c'est qu'on n'aura pas suffisamment avancé. Et en attendant que le système soit à la hauteur de chaque enfant qu'il a à protéger, nous nous tiendrons là, debout, et nous montrerons les failles inlassablement, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus aucune.
Parce qu'en attendant, des mômes ne sont pas protégés. En attendant, des mômes sont déplacés de foyers en familles d'accueil, comme des pions sur un damier. En attendant, des mômes sont discriminés, maltraités au seul prétexte de leur extranéité. En attendant, des mômes sont abandonnés dans des hôtels miteux, sans adultes à leur côté au quotidien. En attendant, des mômes subissent de nouvelles violences dans les institutions mêmes qui sont censées les protéger. En attendant, des mômes ne reçoivent pas les soins appropriés dont ils ont besoin pour se réparer. En attendant, des mômes finissent à la rue comme des vieux meubles cassés qu'on dépose sur le trottoir une fois qu'on en a fini avec eux. En attendant, des mômes sont abîmés, brisés et certains meurent. En attendant, des mômes survivent au lieu de vivre. En attendant, des mômes meurent. Merci.