Je vous remercie sincèrement pour cette invitation à témoigner devant votre commission d'enquête sur les dysfonctionnements de notre système d'aide sociale à l'enfance, un système qui a rythmé ma vie, de la naissance jusqu'à ma majorité. Ces dix-huit années ont été une suite de carences, de ruptures, de violences et d'injustices qui ont laissé des cicatrices profondes, non seulement sur moi, mais aussi sur tant d'autres enfants qui ont traversé les mêmes épreuves.
Quand j'ai commencé à dénoncer ces injustices, il y a maintenant douze ans, à peine sorti de ce système, je ne pouvais imaginer que mes paroles trouveraient écho jusque dans cette enceinte.
Aujourd'hui, en voyant la mise en place de cette commission d'enquête, je ressens à la fois de la fierté et de l'espoir. Fierté parce que nos voix ont été entendues ; espoir parce que, comme vous, nous aspirons à un changement concret, radical et à une réparation totale de notre système de protection de l'enfance.
En créant cette commission d'enquête, la France répond enfin à la demande du Conseil de l'Europe de dresser un état des lieux des violences subies par les enfants placés et de reconnaître leurs souffrances. Cependant, cela ne doit pas nous faire oublier le chemin que nous avons dû parcourir seuls pour en arriver là, les prises de parole publiques quand personne ne voulait écouter, les reportages quand personne ne voulait voir, le travail colossal des associations d'anciens enfants placés quand personne n'a voulu aider.
Cette victoire est aussi teintée de tristesse et de colère pour ceux que nous avons perdus en cours de route, victimes de ce système défaillant. C'est à eux que nous pensons aujourd'hui. À Myriam, 15 ans, qui a été retrouvée morte après avoir fui son foyer depuis plus d'un mois, un foyer réputé pour des dysfonctionnements et signalé à plusieurs reprises par des enquêtes indépendantes. À Lily, 15 ans, qui a mis fin à ses jours dans un hôtel près de Clermont-Ferrand en raison de la non-publication par l'ancienne ministre Charlotte Caubel du décret de la loi Taquet interdisant sa présence à cet endroit. Je l'affirme solennellement, la responsabilité de Madame Caubel dans le drame de l'affaire de la petite Lily est immense et j'espère qu'elle sera amenée à rendre des comptes devant votre commission. À Jess, 17 ans, qui a été poignardé à mort dans un hôtel où l'ASE l'avait abandonné. À Anthony, 17 ans, dont le corps a été retrouvé nu dans un champ près du camping où l'ASE l'avait lui aussi abandonné.
Mesdames et messieurs les députés, même si ces décès ne suscitent pas la vague de révolte qu'ils méritent, ils ne sont pas les seuls. Je pourrais malheureusement continuer pendant des heures. Le système de protection de l'enfance est en crise et les enfants placés se trouvent dépossédés de leurs droits, marginalisés, privés des moyens de se défendre. Notre système actuel, loin de protéger ses enfants, les expose à des risques, à des abus, à des traumatismes qui marquent leur vie à jamais.
Alors que le gouvernement encourage la libération de la parole des enfants et lance des campagnes de communication sur le numéro national de l'enfance en danger, le 119, qui souffre d'un manque chronique d'écoutants, notre dispositif de protection de l'enfance n'est plus en mesure d'assurer ses missions. Le nombre croissant d'enfants bénéficiant d'une mesure de protection ordonnée par l'autorité judiciaire mais non exécutée, ainsi que la perte de confiance envers notre dispositif, sont des signes alarmants. Que dirons-nous à ces enfants qui cherchent de l'aide, aux voisins qui lancent l'alerte ou à l'institutrice dont les informations préoccupantes, faute d'être évaluées à temps, restent sans réponse ? L'inexécution des décisions de justice par les départements et l'aide sociale à l'enfance est doublement préoccupante.
Elle témoigne d'un manquement au respect de l'État de droit et met directement en danger la vie des enfants. Les chiffres de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) sur les infanticides sont une illustration tragique des conséquences de ces défaillances. 34 % des enfants décédés sous les coups de leurs parents vivaient dans une famille connue des services de l'ASE et 49 % d'entre eux dans des familles suivies par d'autres services sociaux.
Les lois relatives à la protection de l'enfance votées dans cette enceinte peinent à être appliquées. Le fichier national des agréments des familles d'accueil se fait attendre et l'absence de taux et de normes d'encadrement dans les établissements est un problème majeur.
Selon le Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso), il faudrait débloquer 1,5 milliard d'euros supplémentaires pour garantir une présence de professionnels satisfaisante là où, dans les établissements qui accueillent vos enfants, ces normes existent pourtant.
De plus, la situation des jeunes majeurs est toujours alarmante. Ils sont encore mis à la rue à leur majorité, alors que la loi l'interdit. Ainsi, 40 % des jeunes sans domicile fixe âgés de moins de 25 ans de nationalité française sont d'anciens enfants placés. Commencer sa vie le dos chargé et les poches vides, avec pour seul bagage un sac-poubelle qu'on nous donne à la majorité, voilà la jeunesse que nous fabriquons.
Enfin, faute d'investissement et d'accompagnement suffisants, trop d'enfants pris en charge par l'ASE rencontrent des difficultés scolaires majeures. Deux tiers des enfants placés ont au moins un an de retard à l'entrée en sixième et seuls 13 % des enfants placés obtiennent le brevet des collèges, contre 80 % en population générale.
Ces dysfonctionnements de l'ASE ne sont pas isolés. Ils trouvent leurs racines dans des décennies de réformes insuffisantes, de ressources limitées et de professionnels mal préparés et sous-payés.
Mesdames et messieurs les députés, après cette sombre énumération de tragédies, je vous implore de ressentir au plus profond de votre être l'ampleur du désastre qui frappe les enfants placés. Ces récits de souffrances et de pertes devraient non seulement susciter l'indignation, mais surtout l'action immédiate et résolue de votre part en tant que législateur.
Regardons en face la réalité brutale. Ces enfants, ces adolescents, ces jeunes majeurs sont sous notre responsabilité collective et leur bien-être ne peut être sacrifié sur l'autel de la bureaucratie ou de l'indifférence. Pensez à vos propres enfants ou à ceux que vous avez connus. Pensez à l'horreur que vous ressentiriez si jamais ils étaient confrontés à un tel système. S'il s'agissait de vos enfants, seriez-vous capables de tolérer un tel niveau d'injustice, de négligence et de souffrance ? Si par malheur vous aviez été placé dans ce système, seriez-vous aujourd'hui assis en tant que député dans cette salle ?
La réponse, je le crains, est incertaine, car la réalité est que trop peu d'entre nous ont la chance de survivre et de prospérer après avoir été ballotté par les vagues de l'aide sociale à l'enfance.
Votre commission d'enquête doit être le catalyseur d'une prise de conscience collective. Au-delà des constats connus et des propositions déjà formulées, elle doit répondre à une question fondamentale. Qui est responsable ?
Comme la Suisse, le Danemark, le Canada ou le Chili, il est grand temps pour nous aussi de reconnaître les erreurs du passé, d'en identifier les responsabilités et d'agir pour réformer en profondeur notre système de protection de l'enfance : recentraliser la politique de protection de l'enfance, rendre obligatoire pour chaque enfant l'assistance d'un avocat, créer une autorité administrative indépendante de contrôle, améliorer les conditions de travail des éducateurs et rendre leurs diplômes obligatoires, instaurer un droit de visite parlementaire dans les établissements de l'ASE, interdire les placements à l'hôtel pour tous les enfants sans exception, élargir la protection des jeunes majeurs jusqu'à 25 ans.
Tout cela parce que les vies d'enfants placés méritent d'être protégées, chéries, et non pas écrasées sous le poids de politiques défaillantes et de l'irresponsabilité d'un grand nombre de présidents de départements.
En conclusion, je vous exhorte à ne pas détourner le regard, à ne pas éteindre la flamme de l'indignation qui doit brûler en nous face à ces abjectes réalités. Ce n'est pas seulement une question de politique, c'est une question de moralité, d'humanité et de justice. Ne décevons pas ces enfants, ne décevons pas notre devoir envers eux, envers nous-mêmes et envers l'avenir de notre Nation. Victor Hugo aurait honte de savoir que l'histoire de Cosette aurait encore pu être écrite en 2024.