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Intervention de Jean-François Kerléo

Réunion du mardi 4 juin 2024 à 16h30
Mission d'information de la conférence des présidents sur le rôle local et l'ancrage territorial des parlementaires

Jean-François Kerléo, professeur de droit public à l'université d'Aix-Marseille :

J'ai à la fois la chance et la malchance de prendre la parole après mes deux collègues car nombre des points que je souhaitais aborder ont déjà été évoqués, notamment d'un point de vue historique. Je vais donc m'efforcer d'aller à l'essentiel et d'évoquer des propositions.

Tout d'abord, il est indéniable que votre mission aborde un impensé juridique, car nous vivons aujourd'hui sous le dogme du mandat parlementaire selon lequel chaque député représente la nation en assemblée. C'est une évidence et une nécessité, mais une telle vision nous empêche aussi, dans une certaine mesure, de considérer le rôle du député à l'échelon local. La réforme du non-cumul des mandats nous a conduits à repenser cette relation avec la circonscription. Cependant, il ne faut pas limiter cette réflexion à la relation entre le député et sa circonscription ; il convient de l'élargir à sa relation avec les territoires en général.

Pour ma part, je suis beaucoup moins sceptique que mes collègues quant à la réforme du non-cumul des mandats, avec laquelle je suis en accord quasi total. Je ne pense pas que cette réforme soit la cause de la distance qui existe désormais entre le parlementaire et sa circonscription. Je partage l'avis de Jean-Philippe Derosier : bien plus que la réforme du non-cumul, c'est plutôt le renouvellement de la classe politique qui a conduit à l'émergence de nouveaux profils, souvent dépourvus d'ancrage territorial à l'origine.

Je suis légèrement dubitatif lorsque j'entends mon collègue Benjamin Morel – l'avantage de parler après lui est que je peux rebondir sur ses propos. Je ne crois pas que la réflexion sur le rôle local du parlementaire soit une spécificité française. Il me semble important de nuancer ce point. Des distinctions sont sans doute à opérer selon les formes d'État, notamment entre un État fédéral et un État unitaire. Dans un État fédéral, il est clair que le parlementaire entretient une relation extrêmement forte avec son territoire. Aux États-Unis, les parlementaires sont étroitement liés à leur circonscription et l'un de leurs rôles consiste expressément à « mettre de l'huile dans les rouages » de l'État fédéral en faisant remonter les considérations locales vers le sommet de celui-ci. Tel est également le cas au Canada, pour des raisons légèrement différentes. En effet, les provinces et les communautés y possèdent des identités culturelles marquées et attendent de leurs parlementaires qu'ils relaient leurs attentes spécifiques. Dans de nombreux États fédéraux, le rapport local des parlementaires est très prégnant.

Le Royaume-Uni – bien qu'il ne s'agisse pas d'un État fédéral – constitue un autre exemple, avec des parlementaires qui entretiennent un lien très fort avec leur circonscription. Même si aucun texte ne reconnaît expressément cette relation, dans la culture politique et dans les faits, celle-ci est très forte. Il est important de nuancer cette vision d'une spécificité française vis-à-vis de tels questionnements. Il faut néanmoins se demander pourquoi ce lien est nécessaire. Je partage totalement l'opinion de Mme la présidente lorsqu'elle souligne que le parlementaire d'aujourd'hui n'est plus celui d'hier. Plus que jamais il convient de recréer, de manière générale, du lien politique dans les territoires.

Plusieurs raisons le justifient. Premièrement, sur le plan démocratique, il est nécessaire de renouer une forme de dialogue et de confiance entre le parlementaire et les habitants de la circonscription. Cet élément est fondamental dans le contexte actuel de tensions politiques et sociales relativement fortes. Par ailleurs, retisser un lien avec le territoire permettrait de conférer une expertise au parlementaire sur les attentes, les besoins et les projets locaux, éléments qu'il pourrait ensuite relayer à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Dans une perspective démocratique, le parlementaire joue également un rôle pédagogique. Il doit expliquer aux citoyens, au niveau des territoires, ce qui est réalisé au niveau national, la politique menée, les discussions en cours.

Le rôle local du parlementaire est un impensé juridique, il n'est pas encadré par des règles particulières. Nous savons néanmoins que certains députés jouent un rôle exclusivement local. Dans la question de l'ancrage territorial, trois aspects se distinguent. Il y a d'abord le rôle local qu'exerce le parlementaire au bénéfice de l'exercice de sa fonction nationale. Il est susceptible d'acquérir une expertise et des informations qu'il peut ensuite faire falloir dans l'exercice de cette fonction, dans le cadre de l'évaluation des politiques publiques ou pour permettre la meilleure adaptation des textes législatifs. Le parlementaire doit par ailleurs faire redescendre les différents éléments pertinents au niveau des territoires, jouant ainsi un rôle pédagogique et explicatif. Enfin, de manière informelle, le parlementaire peut jouer un rôle exclusivement local, facilitant les relations entre autorités déconcentrées et décentralisées, ainsi qu'entre les habitants et les personnes morales de droit public ou privé. Tous les parlementaires ne jouent pas ce rôle, mais certains prennent en main des situations personnelles.

Pour améliorer ou mieux prendre en compte cet ancrage territorial, une solution radicale consisterait à consacrer dans la Constitution l'existence d'un rôle supplémentaire pour le parlementaire, à savoir son rôle local. Une telle perspective est toutefois peu probable. En revanche, je soutiens la proposition de Jean-Philippe Derosier consistant à permettre aux parlementaires, en vertu de la loi, de se rendre dans l'ensemble des services publics. Il n'y a pas de raison de limiter cette possibilité aux seuls établissements pénitentiaires notamment. Il serait également intéressant de rédiger une charte du rôle local du parlementaire, qui inclurait des bonnes pratiques, des retours d'expérience, ainsi que des rappels quant à certaines obligations protocolaires. Cette charte pourrait aussi détailler les comportements appropriés lors d'invitations par les élus locaux ou les acteurs privés et mentionner l'existence de pratiques déjà mises dans certains territoires par certains parlementaires, à l'instar des ateliers législatifs citoyens ou des jurys populaires. Cela constituerait une source d'incitation et d'information pour l'ensemble des parlementaires. Il me semble également important que la source des amendements issus des rencontres et des ateliers législatifs citoyens organisés par les parlementaires soit mentionnée dans les annexes des rapports sur les projets et propositions de loi. Cela mettrait en lumière l'intérêt de ces démarches délibératives et participatives auprès des citoyens dans les circonscriptions. Plus généralement, il serait utile de mentionner toutes les rencontres effectuées sur les territoires dans le cadre des missions parlementaires.

Les fonctions nationales peuvent servir de tremplin pour s'ouvrir davantage aux territoires. Il s'agirait de permettre à un plus grand nombre de députés de créer des missions d'information. Au lieu de se limiter à des auditions parisiennes, ces missions pourraient être décentralisées pour favoriser les rencontres avec les acteurs locaux, publics et privés. Elles ouvriraient potentiellement le travail parlementaire à l'ensemble du territoire national.

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