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Intervention de Benjamin Morel

Réunion du mardi 4 juin 2024 à 16h30
Mission d'information de la conférence des présidents sur le rôle local et l'ancrage territorial des parlementaires

Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l'université Paris 2 Panthéon-Assas :

Le sujet que nous abordons aujourd'hui est d'une importance capitale, car il touche à la fois au lien entre le local et le national et au rôle du Parlement, notamment en ce qui concerne les rapports d'autonomie qu'il peut entretenir vis-à-vis des collectivités territoriales et de l'exécutif. Pour comprendre cette question, il est essentiel de revenir brièvement sur l'histoire du lien entre les parlementaires et le local. Cette histoire remonte à la Troisième République. Avant cette période, le personnel politique était majoritairement parisien. En effet, des notables étaient désignés par les différents régimes successifs et parachutés dans les différentes circonscriptions. La proclamation de la Troisième République marque une première étape avec le renouvellement du personnel politique. Une nouvelle classe politique, plus ancrée localement, émerge alors. Cette tendance s'accentue après la crise boulangiste, où des figures de proue comme Clemenceau, qui se présentait dans quarante circonscriptions, doivent désormais se limiter à une seule. Cela oblige les parlementaires à être enracinés dans leur territoire et à pouvoir dialoguer au niveau local.

La deuxième étape concerne le développement des services publics. Sous la Troisième République, un bon député est alors celui qui est capable de négocier avec Paris pour que, par exemple, une ligne de chemin de fer desserve tel territoire. Cette dimension conjoncturelle joue un rôle crucial, notamment durant les deux guerres mondiales. Pendant la première guerre mondiale, les parlementaires retournent sur le terrain et deviennent des sortes d'administrateurs de leurs circonscriptions. Cette vieille histoire reste spécifiquement française. Pour appréhender pleinement le sujet, il faut reconnaître que les questions de cumul des mandats et d'ancrage territorial des parlementaires demeurent des problématiques très françaises.

Le cumul des mandats existe dans d'autres pays. Selon les derniers chiffres que j'ai trouvés 35 % des parlementaires sont concernés en Suède, 24 % en Allemagne, 20 % en Espagne, 7 % en Italie et 3 % au Royaume-Uni. Cependant, ce que l'on appelle en sciences politiques le cursus honorum, c'est-à-dire le parcours du local au national – devenir conseiller municipal, maire, conseiller départemental, président du conseil départemental puis parlementaire –, est une caractéristique très française. Dans la plupart des pays européens, comme l'Allemagne, le Portugal ou la Grande-Bretagne, il existe une véritable séparation entre la vie politique locale et la vie politique nationale. Autrement dit, il existe deux types de personnel politique, et le fait qu'un député s'investisse dans sa circonscription n'est pas une évidence dans de nombreux pays étrangers. En France, c'est une évidence et un fait historique, mais ce n'est pas une évidence claire.

Aujourd'hui, la question se pose à plusieurs niveaux. Est-ce que ce lien est rompu ? La réponse est : non. Cependant, trois éléments ont fondamentalement fragilisé ce lien. Le premier élément est évidemment la fin du cumul des mandats. J'y reviendrai. Le deuxième élément, et je crois que l'on ne prend pas assez conscience de la nouveauté de ce fait, est une véritable distinction entre le champ partisan au niveau national et au niveau local. C'est la première fois depuis le début de la Troisième République que les forces politiques qui dominent le champ politique national ne sont pas celles qui dominent le champ politique local. Autrefois, les partis jouaient le rôle de courroies de transmission. En Grande-Bretagne ou en Allemagne, ils jouent encore ce rôle. En France, nous assistons aujourd'hui à cette double rupture, encouragée par l'affaiblissement de l'administration déconcentrée, ce qui conduit à une étanchéité croissante entre les champs politiques local – où persiste le cumul entre les différentes fonctions – et national – avec les députés et les sénateurs.

Devons-nous regretter le cumul des mandats ? J'ai une idée personnelle, mais elle importe peu. Les études publiées en droit et en sciences politiques sur ce sujet ne sont pas unanimes. Par exemple, les travaux de Laurent Bach montrent qu'un député qui cumule s'investit beaucoup moins à l'Assemblée nationale. En effet, pour des raisons compréhensibles, il a plus intérêt à s'investir au niveau de sa collectivité. Les données en sciences politiques indiquent que plus un parlementaire s'investit dans sa circonscription, plus ses chances de réélection augmentent. À l'inverse, plus il s'investit à l'Assemblée nationale, moins ses chances de réélection sont élevées, indépendamment des vagues majoritaires. Les données de Laurent Bach, basées sur plusieurs législatures, démontrent statistiquement cette réalité. D'autres auteurs – notamment Abel François et Laurent Weill – suggèrent une analyse plus complexe. Les parlementaires qui cumulent mais qui ne peuvent pas compter sur des services locaux s'investissent effectivement moins à l'Assemblée nationale. En revanche, ceux qui cumulent et qui peuvent s'appuyer sur l'administration d'une collectivité, comme l'a souligné Jean-Philippe Derosier, sont parfois plus actifs, en raison du soutien que leur apporte cette expertise locale.

Deux questions se posent alors. Premièrement, est-ce bénéfique ? Je n'en suis pas certain, car l'administration d'une collectivité n'a pas pour vocation de servir le travail d'un parlementaire, mais de répondre aux besoins de la collectivité. Cela soulève une question d'ordre éthique. Deuxièmement, si les parlementaires cumulant des mandats bénéficient d'un avantage, cela signifie-t-il que ce cumul profite à l'Assemblée nationale ou ne fait-il que pallier un manque de moyens des parlementaires ? Sur ce point, je rejoins pleinement l'avis de mon prédécesseur.

Le budget de l'Assemblée nationale équivaut à celui de la ville de Bordeaux – non de la métropole, mais de la ville elle-même. De même, le budget du Sénat correspond à celui de la ville de Grenoble – pas de la métropole, mais de la ville. Le Parlement français figure parmi les moins bien dotés en termes d'assistants parlementaires. Je ne parle pas ici de l'indemnité des parlementaires, mais des moyens humains qui leur apportent leur concours et leur permettent de développer une contre-expertise, entre autres. L'intérêt de votre mission d'information est indiscutable, mais il est nécessaire d'élargir le sujet à cet égard.

Pourquoi ressent-on aujourd'hui le besoin d'un ancrage territorial des parlementaires, alors que ce n'est le cas nulle part ailleurs ? Au-delà de la question des moyens, il convient de prendre en considération l'effet des chocs politiques. Si l'on retrace l'histoire du cumul des mandats, on observe qu'il se développe particulièrement sous la Cinquième République à deux périodes : après 1962 ‒ ainsi que dans les années 1980 ‒ et dans les années 1990. Dans les années 1960 à 1980, on prend conscience des vagues majoritaires. Avec le mode de scrutin actuel, si je suis dans le parti opposé au Président de la République récemment élu, mes chances de réélection deviennent plus réduites. L'ancrage local devient alors le seul levier sur lequel je peux agir. Les parlementaires s'ancrent localement parce qu'ils sentent qu'ils ont moins de pouvoir à Paris – ce qui renvoie à la question du pouvoir du Parlement –, et parce que c'est souvent la seule manière de « faire le gros dos » face aux vagues majoritaires. Dans les années 1990, des statistiques en sciences politiques montrent que l'affaiblissement et la fragilisation des partis politiques conduisent à un développement du cumul des mandats et de l'ancrage local. Le parti politique ne constitue plus un objet d'investissement comme auparavant. Au total, l'affaiblissement des partis politiques et du Parlement couplé au manque de moyens de ce dernier créent un besoin d'ancrage local. Cependant, il ne faut pas confondre le mal et la solution.

Peut-on encore développer cet ancrage local des parlementaires ? Au-delà des éléments que j'ai pu évoquer, je suis en grande partie d'accord avec les solutions proposées par le professeur Derosier – à l'exception des analyses relatives au Sénat. Mais il est essentiel de se poser la question suivante : pourquoi l'ancrage local des parlementaires est-il important ? Pourquoi faudrait-il développer leur présence dans les différents comités locaux ? Quel est l'objectif ? S'agit-il de contrôler ? Dans ce cas, cela permet-il de faire remonter des informations ? Si tel est le cas, est-ce que cela implique que le parlementaire pourrait constater qu'une loi n'est pas appliquée ou mal appliquée ? Dès lors, que pourrait-il faire ? Se pose alors la question des possibles recours pour excès de pouvoir, fondés sur la reconnaissance d'un intérêt à agir des parlementaires. À défaut le parlementaire se contenterait de siéger au sein de ces différents organes locaux et, le cas échéant, de constater l'impuissance. Une telle présence ne me semble donc pas, par elle-même, de nature à résoudre le problème de l'ancrage local.

Je vous invite par ailleurs à ne pas être dupes s'agissant de la démocratie participative au niveau local. Les études sur les comités citoyens au niveau local montrent que ce sont toujours les mêmes personnes qui participent, c'est-à-dire les retraités, les CSP+, les représentants d'associations, les individus qui non seulement votent, mais qui disposent souvent des relais pour agir au niveau national. De nombreux parlementaires nous ont approchés lors des manifestations des gilets jaunes en soulignant le fait qu'ils avaient organisé des consultations au niveau local. Or, évidemment, ce ne sont pas les gilets jaunes qui y participaient. Attention à ne pas confondre démocratie locale, collectivité territoriale – avec des taux d'abstention très élevés –, et ancrage local. Souvent, ces trois éléments ne sont pas corrélés.

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