La France peut se targuer de disposer d'un cadre législatif vieux de plus d'un siècle ayant permis l'éclosion d'une vie associative riche, diverse et respectueuse de l'ordre public. Avec la proposition de directive relative aux associations transfrontalières européennes, la Commission européenne a décidé d'investir le champ des associations opérant dans l'Union européenne. Si l'idée semble a priori porteuse d'opportunités, sa déclinaison concrète contient des imprécisions, des ambiguïtés et d'importantes zones d'ombre faisant de cette proposition de directive une véritable bombe à retardement pour notre pays.
Cette proposition de directive européenne visant à instaurer un nouveau statut d'association à but non lucratif transfrontalière apparaît dans un écosystème français déjà bien structuré et constamment renforcé. En effet, notre pays dispose depuis le 1er juillet 1901 de la loi relative aux associations communément appelée « loi 1901 ». Loi libérale et républicaine, le texte de 1901 a cherché à mettre fin à la méfiance existant à l'égard des corps intermédiaires. Elle a été complétée par la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l'État dont le volet associatif est souvent ignoré. L'État est ainsi venu réguler l'activité des associations cultuelles. Enfin, la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République a apporté des améliorations au cadre existant pour tenir compte du repli communautaire constaté et de la percée de l'islamisme radical qui a endeuillé la France de multiples attentats ces dernières années. Le cadre français est ainsi garant de la cohésion nationale, qui passe par le développement de structures impliquant les citoyens, tout en s'assurant de leur cohérence avec les principes républicains.
La proposition de directive européenne a été présentée par le commissaire européen Thierry Breton le 5 septembre 2023. Cette proposition législative, particulièrement brève, considère que le cadre européen actuel ne permet pas aux associations de se développer en raison de la fragmentation due aux différentes législations nationales. Le texte proposé indique que 185 000 associations pourraient potentiellement voir le jour grâce à ce nouveau statut. Calcul très théorique sur lequel il y a lieu de s'interroger mais dont la succincte étude d'impact ne dit rien.
Trois axes peuvent être retenus pour décrire la structure du texte : la création d'une forme juridique nouvelle d'association à but non lucratif appelée association transfrontalière européenne (ATE), la création de règles d'enregistrement dans chaque État membre pour ce nouveau type d'association, enfin, la simplification des modalités de transfert de siège social entre États membres.
Si l'exercice de la citoyenneté et le dynamisme des sociétés civiles européennes sont des causes louables, la forme prise par la directive sur le sujet est particulièrement problématique. Au cours des auditions réalisées par votre rapporteur, aucune des personnes interrogées n'a pu retracer l'origine précise du texte ni même sa paternité. Si la Commission européenne avait bien proposé un texte en 1992 concernant l'association européenne, celui-ci n'avait pas poursuivi son parcours législatif. La proposition de texte présentée aujourd'hui s'inspire d'une résolution du Parlement européen et se trouve portée par le commissaire en charge du marché intérieur. Plusieurs points du texte méritent un examen attentif. Tout d'abord, les objectifs ne sont pas clairs. S'agit-il d'encourager le développement du monde associatif, comme le laisse à penser l'exposé des motifs de la proposition ? La mention de l'économie sociale et solidaire trouble l'intention. L'objectif est-il de remédier à la méconnaissance de principes fondamentaux, je pense à la liberté associative, de tout État de droit ou bien d'un État en particulier, par exemple la Hongrie ? Ne tranchant pas entre ces différentes pistes le texte choisit l'illisibilité et inquiète par ses ambiguïtés, ses non-dits et ses failles. Une autre dimension problématique se trouve dans la base légale choisie. Il ne s'agit pas d'un simple débat juridique car elle détermine le champ d'application du texte. Fonder la directive sur les articles 50 et 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) relatifs au marché intérieur entre en totale contradiction avec l'objet visé : les associations à but non lucratif. Cette base signifierait également qu'il s'agirait d'une compétence exclusive de l'Union européenne avec pour corollaire l'impossibilité pour la France ou d'autres États membres d'établir certains garde-fous.
Un autre point d'interrogation concerne le statut des ATE. S'agit-il de créer un nouveau statut dans l'ordre juridique des États membres ou bien de demander aux États de rapprocher leurs statuts existants de celui aujourd'hui proposé par la Commission ? Là également, le texte ne répond pas à la question.
Enfin, les droits rattachés au statut des ATE entrent en contradiction avec ceux aujourd'hui octroyés en France par le statut de la loi de 1901. En l'état, le texte va permettre aux ATE de détenir et d'acquérir tout type de patrimoine – même sans lien avec leur activité ou encore de percevoir des fonds et des legs – y compris de pays étrangers alors que la loi française ne le permet pas. Les incidences fiscales sont loin d'être neutres et pourraient avoir un large effet d'aubaine et d'éviction attirant en France des associations contestables tout en discriminant les associations françaises soumises aux principes et règles en vigueur. Néanmoins, le problème le plus conséquent et le plus inquiétant se trouve dans la problématique de l'ordre public et de la sécurité nationale. Les modalités de création des ATE sont très souples, voire trop, et permettent à n'importe quel citoyen sans condition de citoyenneté européenne d'utiliser ce statut pour créer son association. À l'ère des ingérences étrangères multiples et hybrides, nous en avons encore eu un récent exemple au niveau européen, créer un tel objet associatif c'est ouvrir grand la porte à des acteurs nuisibles. Si les droits octroyés aux ATE sont larges, leurs obligations le sont beaucoup moins. Les obligations en matière de transparence sont particulièrement faibles et il est donc aisé d'imaginer le détournement du véhicule juridique que constituent les ATE. Le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme viennent rapidement à l'esprit compte tenu des possibilités fiscales et patrimoniales permises par le texte en l'état. Les modalités d'enregistrement des ATE visant à faciliter l'exercice de leur activité empêcheront les États de vérifier le statut des membres et l'exercice réel de l'activité de l'association. En effet, seul l'État membre enregistrant initialement l'ATE obtiendra les pièces comptables et administratives. Au regard des applications différenciées entre États membres – rappelons qu'il s'agit d'une directive et non d'un règlement - il est permis de penser que la pratique ne sera pas identique entre États.
Plus inquiétant encore est la prise en compte de l'ordre et de la sécurité publics. Une association qui ne respecterait pas la loi française, après avoir été dissoute sur ce fondement, pourra aisément se reconstituer dans un autre pays et continuer à opérer sur le sol français en se créant dans un autre État membre. Les dispositions de la loi française sont plus rigoureuses sur certains plans, en particulier celles de la loi du 24 août 2021 sur le séparatisme. Dans cette situation, les autorités françaises ne pourraient pas dissoudre l'association en question bien qu'enfreignant la loi nationale. Pour rappel, il n'existe pas de régime de dissolution des associations en Suède et l'Espagne est particulièrement rétive à la dissolution administrative.
Dans le cas où une dissolution serait prononcée en France, l'association transfrontalière européenne concernée pourrait faire appel devant le Tribunal administratif, puis devant le Conseil d'État qui saisirait la Cour de Justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle. Outre le risque d'une jurisprudence totalement défavorable aux autorités françaises, l'association concernée serait en mesure de continuer à opérer dans l'attente d'une décision en dernier ressort. Par ailleurs, une association transfrontalière européenne créée à l'étranger, pourrait très bien exercer son activité en France, quand bien même ses activités seraient contraires à la législation nationale, sans que pour autant sa dissolution puisse être prononcée. Je prendrai pour exemple une association d'un pays d'Europe centrale qui pourrait potentiellement proposer des soi-disant thérapies de conversion, interdites en France depuis la loi du 31 janvier 2022.
Mes chers collègues, comme vous pouvez le constater, le projet de directive proposé va bien au-delà des compétences de l'Union européenne et constitue à ce titre une ligne rouge. Les garanties apportées sont maigres quand les zones d'ombre sont pléthoriques et les risques de détournement nombreux. En conséquence, je vous demande de voter en faveur de ma proposition de résolution européenne (PPRE) invitant le gouvernement à mobiliser ses moyens diplomatiques pour obtenir le rejet du projet de directive.