Le texte que je vous présente est tout à fait jacobin. Vous avez l'habitude d'entendre les élus corses demander de déroger au droit commun du fait des spécificités de notre territoire ; la réponse est souvent que ce n'est pas possible, au risque de contrevenir au principe d'égalité. Avec ce texte, la demande est précisément inverse, puisqu'il vise une même obligation légale pour toutes les régions : l'existence d'au moins un centre hospitalier universitaire (CHU) sur leur territoire. Trente et un CHU sont répartis sur l'ensemble du territoire national, auxquels s'ajouteront bientôt le CHU de Guyane et celui de Metz-Thionville, dernier CHR en voie d'universitarisation. La Corse est la grande oubliée de cette répartition territoriale, et la proposition de loi a pour objet de réparer de cette injustice, qui constitue une véritable rupture du principe d'égalité.
Cette situation d'exception sanitaire a de lourdes conséquences. En premier lieu, l'absence de CHU est, de l'aveu de l'ensemble des acteurs auditionnés, un frein indéniable à l'attractivité médicale de l'île. Dans un contexte de dégradation de la démographie médicale, le déficit en infrastructures médicales de qualité se traduit par un manque de spécialistes, qui va gravement s'accentuer au cours des prochaines années. Il se traduit également par une difficulté à attirer des internes pour renouveler les générations : sur les quatre-vingt-dix agréments hospitaliers pour la formation d'internes dont la Corse dispose, elle n'accueille qu'une dizaine de spécialistes ; la faute à l'absence de plateau technique suffisant, à des perspectives de carrière moins avantageuses et à la difficulté à capter des internes déjà installés ailleurs.
La Corse est dépendante de son adossement à des CHU continentaux, comme celui d'Aix-Marseille. La crise sanitaire du covid-19 a tristement révélé les limites d'un tel fonctionnement : la Corse a dû se débrouiller par elle-même quand les hôpitaux, saturés, n'ont pas pu prendre en charge ses patients.
La nécessité de renforcer notre système de santé est d'autant plus forte que la Corse est caractérisée par des spécificités défavorables. Spécificité géographique : l'île est isolée ; son relief complique fortement les déplacements – les 150 kilomètres qui séparent Bastia d'Ajaccio ne se parcourent pas comme les 150 kilomètres d'autoroute reliant Bar-le-Duc à Metz. Spécificité sociale, avec un taux de précarité parmi les plus élevés de France. Spécificité démographique : la population est très fortement vieillissante ; elle a connu une forte croissance depuis le début des années 2000, passant de 250 000 résidents permanents à 350 000 aujourd'hui – à l'échelle de Paris, c'est comme si la ville avait gagné 3 millions d'habitants ; du fait du phénomène de saisonnalité, elle atteint, selon l'Institut national de la statistique et des études économiques, un niveau lissé sur l'année de 600 000 habitants – 350 000 résidents permanents, plus les touristes et semi-résidents possédant une résidence secondaire. Vous imaginez, en vingt ans, quelles ont pu être les conséquences pour la Corse, non seulement sur le système de santé, mais aussi sur l'agriculture, les ressources en eau et les infrastructures routières.
L'incapacité de notre système de santé à répondre aux besoins de la population se traduit par deux phénomènes néfastes. Le premier, c'est la multiplication des déplacements médicaux vers le continent pour y être soigné. Les chiffres sont vertigineux : 26 000 transferts médicaux par an entre la Corse et le continent ; un budget pour la sécurité sociale de 30 millions d'euros ; un résident corse sur huit et 26 000 familles touchées. Chaque année, presque toutes les familles corses sont confrontées à cette dure réalité. Je vous laisse imaginer les conséquences humaines et financières dramatiques de ce système : frais colossaux d'hébergement et de restauration, arrêt de l'activité professionnelle, stress et souffrance engendrés par le déplacement, etc.
Conséquemment, on observe un renoncement massif à recourir à des soins, donc une perte de chance pour les patients trop fragiles pour être déplacés. La directrice de l'agence régionale de santé de Corse, Mme Marie-Hélène Lecenne a d'ailleurs souligné que ces phénomènes risquaient de s'accentuer avec le vieillissement de la population dans les prochaines années.
Les carences de l'action étatique sont colmatées depuis plus de quinze ans par l'engagement des associations de bénévoles Inseme et La Marie Do, qui font un travail remarquable pour venir en aide aux patients et à leurs familles. Cependant, comme l'a dit la présidente de La Marie Do, Mme Catherine Riera, la solidarité ne peut pas remplacer durablement la responsabilité politique et les pouvoirs publics doivent travailler à structurer le système de santé.
Reconnaissons tout de même que certaines lignes sont en train de bouger. La possibilité, pour l'université de Corse, de proposer l'intégralité du premier cycle des études de médecine en 2025 et le regroupement des étudiants corses à l'université d'Aix-Marseille pour le deuxième cycle seront des étapes importantes, que l'on doit notamment à l'engagement de Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. En outre, ce gouvernement a mis en avant sa volonté de faire de la Corse un territoire hospitalo-universitaire afin de déployer quelques filières d'hyperspécialités qui fonctionnent avec le renfort de médecins issus du continent, dans le cadre de temps partagés. Cela étant, ces filières hospitalo-universitaires sont fragiles : elles sont souvent dépendantes d'un ou deux praticiens qui sont rattachés à d'autres CHU. En clair, ces praticiens sont par nature de passage et, s'ils s'en vont, tout menace de s'effondrer.
Ces progrès récents, qui reposent largement sur la bonne volonté politique, ne peuvent être considérés comme définitivement acquis. La création d'un CHU est une œuvre de longue haleine, qui requiert de graver dans le marbre une trajectoire, à laquelle nous devrons nous tenir sur la durée. L'objectif de cette proposition de loi est précisément de définir ce cadre, sans toutefois préempter sa future déclinaison territoriale. Sachez qu'il existe déjà un terreau favorable en Corse, dans lequel ce projet pourrait s'épanouir. La collectivité de Corse a déjà créé un comité de pilotage associant l'ensemble des acteurs de la santé de Corse pour bâtir un projet de création de CHU adapté à nos spécificités. À cet égard, je vous proposerai d'amender légèrement les deux premiers articles du texte, afin de ne pas empiéter sur les modalités de déploiement du CHU. Je vous proposerai également de reporter à 2030 l'échéance initialement fixée à 2027, afin d'envisager une temporalité à la fois ambitieuse et réaliste.
La création d'un CHU en Corse est une revendication historique, qui fait l'objet d'un large consensus. En l'actant, nous ferions un acte fondateur ; ce serait un choc de confiance pour des familles corses, depuis trop longtemps confrontées à l'inégalité d'accès aux soins. Nous doterions la Corse d'un outil moderne, à la hauteur des niveaux de compétences et d'attractivité prévalant au plan international. Nous offririons des perspectives d'excellence, en matière de recherche comme de formation, aux futurs médecins de Corse. Nous garantirions, enfin, aux Corses l'accès à un bien fondamental : la santé. C'est une question de justice et d'égalité.