La situation de plus en plus dramatique de nos finances publiques n'est pas un mystère. Avec une dette de plus de 110 % du PIB et un déficit structurel supérieur à 4 % cette année, la France n'a jamais été aussi vulnérable sur le plan financier.
Mais le ratio dette sur PIB n'est pas le seul indicateur pertinent de la soutenabilité du financement public. Il en est un dont l'importance me semble largement sous-estimée : la part de la dette détenue par des non-résidents.
En effet, l'État se finance auprès d'investisseurs aux origines géographiques très variées : plus de 53 % de sa dette serait aujourd'hui détenue par des non-résidents, et 29 % par des non-résidents implantés hors zone euro. Cette variété s'est bien entendu accentuée avec l'ouverture croissante des marchés financiers et la création de la zone euro.
Elle permet certes de diversifier le risque et, dit-on, de réduire le taux de financement. Mais elle nous expose à un autre risque : celui d'une dépendance vis-à-vis d'investisseurs dont les intérêts ne rencontrent pas nos intérêts souverains. Si, à court terme, il ne semble pas que le danger soit grand, il serait terriblement naïf de croire que des intérêts étrangers ne pourront venir demain sur le terrain de la dette pour exercer des pressions sur nos politiques, c'est-à-dire sur le destin que les Français choisissent de se donner par l'expression de leur vote.
Monsieur le ministre, vous disiez que détenir une part de la dette d'un pays ne permettait pas d'agir sur ses choix politiques, que l'on ne doit rien à ses créanciers. Vous avez pourtant joué avec l'idée opposée à propos du Rassemblement national et de son crédit russe.
À ceux qui seraient sceptiques, je rappelle que l'idée de souveraineté reprend, depuis plusieurs années, la place qu'elle n'aurait jamais dû perdre, et ce à l'occasion de crises : crise sanitaire du covid, crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine, crise agricole… Chaque fois, nous concluons que nous sommes forcés de reconquérir notre souveraineté sous ses diverses formes – sanitaire, énergétique, alimentaire – et, chaque fois, on s'aperçoit que la pente est raide. Or la souveraineté financière est le nerf de toutes les souverainetés. N'attendons pas une crise pour nous préoccuper de préserver nos marges de manœuvre financières.
La part des non-résidents parmi les détenteurs de la dette de l'État est en augmentation tendancielle : de 53 % aujourd'hui, elle n'était que de 28 % lors de la création de la zone euro. De plus, si l'on soustrait la part de la dette détenue par la Banque de France au titre des opérations de politique monétaire, la part des non-résidents se révèle encore plus forte, de 72 % – l'un des taux les plus élevés des pays de l'OCDE.
Cependant, les données disponibles sont lacunaires. Car l'État se finance, globalement, à l'aveugle. Il ne sait pas, lors des émissions de dette, qui en sont les attributaires, en raison de la technique majoritaire d'émission, l'adjudication. De plus, l'État s'est privé de la possibilité de connaître en temps réel les détenteurs de sa dette : l'article L. 228-2 du code de commerce en empêche expressément les personnes publiques, alors qu'il y autorise toutes les sociétés par actions.
En conséquence, les seules données disponibles résultent des enquêtes menées par la Banque de France et le Fonds monétaire international, mais leurs résultats sont parcellaires. Les données sur les autres composantes de la dette publique – dette des collectivités territoriales et dette sociale – sont encore moins complètes.
Certes, une forte part d'investisseurs non-résidents traduit une forte demande pour la dette de l'État. Cette attractivité est notamment liée à l'excellente liquidité des titres de dette français et à la présence de la dette de l'État dans les grands indices internationaux. Cette diversification présenterait d'ailleurs des avantages du point de vue du financement de l'État, puisqu'elle crée une concurrence qui réduirait le coût de financement. C'est, en tout cas, l'idée que défend l'Agence France Trésor, responsable des émissions pour l'État.
Mais il faut relativiser cet impact. Ce qui fait baisser le prix sur un marché, c'est une offre bien plus importante qu'une demande. Or, dans les faits, les taux de couverture sont excellents.
De plus, la diversité des investisseurs présente des risques. Tout d'abord, les investisseurs résidents sont plus stables, puisqu'ils connaissent mieux le pays concerné et que leurs intérêts lui sont plus intimement liés ; ils sont également plus captifs, puisqu'en cas de crise, l'État dispose d'un pouvoir coercitif à leur égard. Ensuite, il faut rappeler que les crises de dette ne sont pas toujours des crises de solvabilité, mais peuvent être des crises de confiance autoréalisatrices. C'est ce qui est malheureusement arrivé à la Grèce, et l'on peut s'interroger sur ce qu'il serait advenu de la dette grecque si elle avait été plus largement détenue par des résidents, beaucoup moins susceptibles de céder à des mouvements de panique.
Enfin, lorsqu'une restructuration ne peut être évitée, la vulnérabilité que crée un fort taux de détention par des non-résidents est encore plus grande. Pour citer le député Laurent Saint-Martin – et non un membre du Rassemblement national –, « dans le cas d'une situation d'insolvabilité, la restructuration de la dette d'un État ou son rééchelonnement peut conduire à des sanctions ou à des mesures de rétorsion de la part des États dont certains des créanciers de l'État emprunteur sont des ressortissants ».
Face à ces risques, les outils de protection existants sont très insuffisants. Dans le cadre des Nations unies ou de l'Union européenne, les sanctions économiques ne peuvent être activées qu'avec l'accord de nos partenaires ; au niveau national, elles ne peuvent l'être que pour lutter contre le terrorisme. Les mécanismes financiers européens, comme le Mécanisme européen de stabilité ou l'Instrument de protection de la transmission, appellent eux aussi une décision partagée avec nos partenaires.
Je formule donc deux séries de recommandations.
Tout d'abord, il faut améliorer la connaissance des détenteurs de la dette publique par trois mesures : renforcer la coopération statistique internationale grâce à des échanges de données et à une plus grande participation aux travaux du FMI – qui nous a indiqué que ces derniers n'étaient pas faciles avec tous les pays ; renforcer les obligations de reporting des spécialistes en valeurs du Trésor vis-à-vis de l'Agence France Trésor ; et surtout, modifier l'article L. 228-2 du code de commerce pour autoriser le suivi de l'identité des détenteurs de titres de dette émis par l'État, comme c'est déjà possible pour les actions. Cela ne signifierait pas que ces données seraient rendues publiques, mais seulement que l'État disposerait d'un tableau retraçant l'identité des personnes qui détiennent sa dette. Il faudrait aussi un suivi plus fin de l'identité des détenteurs de la dette des collectivités territoriales et de la dette sociale. Je précise que, dans tous les cas, ce serait la nationalité et non l'identité elle-même qui serait indiquée, de façon à repérer l'implantation géographique des détenteurs de la dette française.
Ensuite, il nous faut sécuriser le financement de la dette publique, et ce en deux étapes. La première consiste à mener un travail politique afin de sensibiliser l'écosystème de la dette et nos concitoyens à l'enjeu de souveraineté qui s'attache à la détention de la dette par des non-résidents. C'est peut-être pour des raisons financières que les résidents n'achètent pas notre dette, mais peut-être aussi faute d'être informés de la possibilité d'en détenir des titres. Deuxièmement, il faut mener une réflexion sur les moyens de favoriser l'acquisition de la dette française par les particuliers résidents, sur le marché primaire comme secondaire.
Monsieur le ministre, comment justifiez-vous la stratégie d'endettement française, aveugle à la provenance des investisseurs ? D'autres pays européens, comme l'Italie, parviennent à maintenir une proportion raisonnable de non-résidents parmi leurs créanciers.
Pourquoi l'État se prive-t-il de la faculté de connaître l'identité de ses créanciers alors qu'il accorde ce droit aux sociétés par actions ?
N'y aurait-il pas un intérêt à favoriser la détention de notre dette publique par des particuliers résidents, tant pour ces particuliers que pour le financement à long terme de l'État ? Le groupe LIOT partage cette préoccupation, puisqu'il a inscrit une proposition de loi en ce sens à l'ordre du jour de sa prochaine journée réservée.