Intervention de Agnès Buzyn

Réunion du mercredi 22 mai 2024 à 15h00
Commission d'enquête sur les difficultés d'accès aux soins à l'hôpital public

Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé :

Je crois important de vous préciser d'où je parle : vous m'invitez en tant qu'ancienne ministre de la santé mais, auparavant, j'ai exercé trente ans à l'hôpital public, que j'ai quitté en 2017 en devenant ministre. J'ai occupé plusieurs postes dans le champ de la santé : j'ai présidé l'Institut national du cancer (Inca), où j'ai rédigé le troisième plan Cancer, ainsi que la Haute Autorité de santé ; plus récemment, auprès du directeur général de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), j'ai été chargée du multilatéralisme. J'ai donc une vision plus historique et internationale que la plupart des acteurs.

Il faut commencer en combattant certaines idées reçues.

Premièrement : ce que nous vivons actuellement n'est pas une « crise » du système de santé, contrairement à ce que l'on entend partout, mais une transformation en profondeur de celui-ci. Cette transformation a lieu dans tous les pays du monde. Elle est liée au changement démographique et aux défis sociaux et épidémiologiques auxquels doivent faire face tous les acteurs de la santé. C'est particulièrement vrai et sensible dans les pays occidentaux, où les systèmes de santé de l'après-guerre, très hospitalo-centrés, doivent se transformer en profondeur pour aller vers plus de soins de proximité.

Deuxièmement : l'état de santé d'une population est avant tout lié à son mode de vie et à ce que l'on appelle les « déterminants de santé ». Le système de soins, notamment l'hôpital, n'arrive qu'en bout de chaîne et n'a qu'un effet marginal sur l'état de santé moyen d'une population. C'est ce qu'ont montré la Banque mondiale et l'OMS et c'est aussi la raison pour laquelle, en matière d'investissement sur le long terme, il convient de renforcer avant tout nos politiques de prévention et de promotion de la santé.

Troisième évidence : le système de santé a une extrême inertie et son pilotage nécessite une grande capacité d'anticipation, de l'ordre de vingt à trente ans. C'est lié à la longueur des études de médecine et à la durée de vie de nos structures hospitalières, comprises entre soixante-dix et cent cinquante ans. Lorsqu'on veut réformer l'offre de soins, on est face à des structures immobiles qu'il est très difficile de transformer et à des étudiants qui sont promis à devenir des professionnels dix à douze ans plus tard. Le système de santé est semblable à un gros paquebot : voilà pourquoi il est si difficile de le piloter.

Quatrièmement : il faut trouver un équilibre entre la qualité des soins – qui est liée à la pratique des professionnels, à la qualité et à la taille critique des plateaux techniques – et l'accès aux soins sur les territoires. En d'autres termes, qualité et accès ne vont pas toujours de pair et trouver le point d'équilibre pour assurer partout des soins de qualité est ce à quoi œuvrent les ministres de la santé. On peut, pour cela, s'inspirer des pays qui ont les mêmes problèmes géographiques que nous : je pense notamment aux pays nordiques, qui ont des territoires très étendus, mais aussi à l'Australie et au Canada, où la répartition de la population est très hétérogène. Nous travaillons donc régulièrement avec ces pays, pour nous inspirer de ce qui marche chez eux.

Cinquièmement : l'hôpital et la médecine de ville sont intimement liés. Aucune réforme ne peut toucher à un secteur sans impacter l'autre, pour des raisons liées au financement et à l'organisation des parcours.

Enfin, la situation varie beaucoup d'un territoire à l'autre, en matière de besoins et d'offre de soins – et c'est vrai aussi des structures hospitalières, dont les difficultés sont très variables. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas de solution unique, mais des solutions adaptées et différenciées par territoire. C'est aussi la raison pour laquelle les agences régionales de santé (ARS) ont été créées, afin d'éviter un pilotage trop centralisé et déconnecté des réalités de terrain.

Je voudrais rappeler ce que nous accordons budgétairement au système de soins en France. Lorsque j'étais ministre, le budget de la santé était de l'ordre de 200 milliards d'euros (Md€) et il est actuellement supérieur à 250 Md€, soit 11,9 % du PIB. En 2022, nous étions le troisième pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour les dépenses de santé, après les États-Unis et l'Allemagne ; selon les indicateurs, il arrive que nous soyons classés à la quatrième ou à la cinquième place. En moyenne, les pays occidentaux consacrent 11 % de leur PIB à la santé et ceux de l'OCDE, autour de 8 % : nous sommes au-dessus de la moyenne dans les deux cas. La question n'est donc pas forcément celle du budget global, mais plutôt celle de l'efficience de notre système.

Dans tous les pays du monde, les dépenses de santé augmentent plus vite que le PIB, de 4 % en moyenne. Cela est dû au vieillissement de la population : comme nous avons gagné vingt ans de durée de vie en deux générations, de plus en plus de gens ont des maladies chroniques et coûtent beaucoup plus cher au système de santé. Dans la mesure où peu de pays ont une croissance de l'ordre de 4 %, une tension se crée entre le budget que l'on attribue à la santé et les besoins liés au vieillissement de la population : faut-il mettre toujours plus d'argent dans la santé, plus que ce que nous permet notre croissance, au risque de voir la part des dépenses de santé atteindre 12 %, 13 %, 17 %, voire 20 % du PIB, comme c'est le cas aux États-Unis, au détriment d'autres secteurs ? Si l'on veut que la part des dépenses de santé reste de l'ordre de 12 % du PIB, il faut réussir à dégager des gains d'efficience.

Les dépenses de santé sont votées chaque année, dans une enveloppe fermée qui couvre les soins de ville et l'hôpital. L'enveloppe de ville est difficilement maîtrisable et n'est pas à la main des pouvoirs publics : elle comprend notamment les arrêts de travail, les transports, les prescriptions médicales et les actes médicaux infirmiers. Lorsque les dépenses de ville augmentent trop, l'ajustement porte principalement sur les tarifs hospitaliers. C'est ce qui s'est passé au cours des vingt dernières années : du fait de l'augmentation des dépenses de ville, on a régulé les tarifs hospitaliers, ce qui a creusé la dette des hôpitaux et réduit leurs investissements.

Pendant de très nombreuses années, la hausse de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) a été contenue, ne dépassant pas 2 % par an. Certes, cela a contribué à réduire la dette de la sécurité sociale (puisqu'on a fait des économies), mais cette dette a été transférée aux hôpitaux – qui sont des établissements autonomes – parce que leurs tarifs ont été baissés. C'est pour sortir de ce cercle vicieux et pour redonner une marge de manœuvre aux hôpitaux que j'ai souhaité opérer une réforme holistique du système de santé, appelée « Ma santé 2022 » ; elle a débouché sur la loi du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé, votée à une large majorité en 2019. La mise en œuvre de la réforme a malheureusement été interrompue par l'arrivée de la covid-19 en 2020, mais aucun de ses grands principes n'a été remis en cause depuis.

Au-delà de la question financière, on ne peut pas comprendre les difficultés que nous traversons si l'on n'a pas conscience que le principal problème auquel est confronté notre système de santé est celui des ressources humaines. Les causes sont cumulatives. Il y a d'abord le numerus clausus, introduit dans les années soixante-dix à la demande des médecins, qui étaient en grand nombre et voyaient leurs revenus diminuer. Sa création arrangeait aussi l'assurance maladie qui, de ce fait, a vu le nombre d'actes diminuer. Mais cela a conduit à former moins de quatre mille médecins par an dans les années quatre-vingt-dix. On a augmenté très progressivement le numerus clausus dans les années 2000, mais cela n'a pas suffi à éviter « l'effet falaise » que nous vivons aujourd'hui : tous les médecins qui ont été formés dans les années soixante-dix sont partis à la retraite depuis 2015 et, comme on n'a pas formé assez de médecins dans les années 1990 et 2000 pour compenser ces départs, il y a de plus en plus de déserts médicaux.

Par ailleurs, il existe une pénurie mondiale de soignants. L'OMS estime qu'il en manque quinze millions et que ce nombre atteindra dix-huit millions à l'horizon 2030. À titre d'exemple, il manque quarante mille infirmières en Californie et les Américains estiment qu'il va falloir en former plus de 1 million dans les cinq années à venir pour que les États-Unis réduisent leur propre déficit et arrêtent « d'aspirer » les infirmières d'autres pays. Cela s'explique par l'augmentation de la consommation de soins partout dans le monde, liée au vieillissement et au doublement de la population, par le fait que de plus en plus de gens ont des maladies chroniques et que trois milliards de personnes sont sorties de l'extrême pauvreté et consomment des soins. Aucun pays n'a anticipé ce changement démographique et épidémiologique et pris la décision, dans les années quatre-vingt ou quatre-vingt-dix, de tripler le nombre de soignants à former.

En parallèle, le temps médical disponible se réduit, en raison de la modification du rapport au travail des jeunes générations, qui cherchent à mieux concilier vie professionnelle et vie familiale. Même si les soignants travaillent plus que la moyenne des Français, ils travaillent moins que ceux des années quatre-vingt. Il faudrait arrêter de se focaliser sur le nombre de médecins pour se concentrer sur le temps médical disponible, qui va rester en tension même si le nombre de médecins augmente. Cette difficulté s'est accentuée avec la covid-19, qui a fait découvrir le télétravail aux jeunes générations. Or le métier de soignant se fait en présentiel et de moins en moins de jeunes acceptent les contraintes liées au travail de nuit ou de week-end, ce qui crée des difficultés de recrutement dans tous les métiers d'aide à la personne.

Pour toutes ces raisons, mon objectif, en prenant mes fonctions, était de conduire une réforme d'ampleur du système de santé, autour de quelques grands principes : exercer de manière coordonnée et pluriprofessionnelle pour s'adapter aux parcours complexes et aux personnes âgées polypathologiques ; affirmer que le numérique était un outil indispensable ; réorganiser l'offre hospitalière sur le territoire, avec la gradation des soins ; adapter la formation pour accueillir des jeunes de tous les territoires et de tous les milieux ; acter une réforme du financement pour prendre en compte la qualité des soins et s'attaquer à la non-pertinence des actes ; créer des professions intermédiaires.

Pour conduire cette réforme, nous avons mené une concertation d'un an, en 2018, avec des professionnels, des élus locaux, des syndicats, des parlementaires et des associations de patients. La loi relative à l'organisation et à la transformation du système de santé, votée en juillet 2019, en constitue l'aboutissement. Les objectifs étaient de faire émerger des organisations professionnelles de santé plus efficaces, mieux territorialisées – les maisons de santé, les centres de santé, les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) – et qui épargneraient du temps médical en favorisant les coopérations entre professionnels, de renforcer le rôle en santé publique des pharmaciens, de créer une profession intermédiaire comme les « infirmiers en pratique avancée », de rembourser les actes de télémédecine et de graduer les soins sur les territoires afin de repositionner les activités spécialisées dans les hôpitaux de recours, donnant ainsi de nouvelles missions aux hôpitaux de proximité.

J'ai également posé la question fondamentale de la pertinence des soins, parce que c'est une façon de gagner en efficience. J'ai essayé de faire sortir progressivement notre système de santé d'une T2A – c'est-à-dire une tarification « à l'acte » pour les professionnels libéraux et une tarification « à l'activité » pour les hôpitaux – qui est purement quantitative, pour aller vers une tarification forfaitaire, autour de parcours de soins coordonnés et évalués sur leur qualité. En parallèle, j'ai refusé de réduire les tarifs dès le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2018 et j'ai systématiquement rendu aux hôpitaux la totalité de la réserve prudentielle. En janvier 2020, j'ai signé avec toutes les fédérations hospitalières un engagement pluriannuel sur les tarifs pour que les établissements de santé gagnent en lisibilité budgétaire. J'ai présenté un plan d'investissement pour l'hôpital en novembre 2019 et un plan de refondation des urgences en septembre 2019. Je pense que l'urgence est de mettre en œuvre toutes ces réformes, car la covid-19 a considérablement retardé la réorganisation de notre système de santé.

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