Je suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui et souhaite vous préciser en préambule que ce rapport a été conçu comme un exercice collectif très inclusif. Le président Bourlanges vient d'évoquer cette anecdote emblématique des trains à grande vitesse que j'ai souhaité faire figurer dans le rapport. Il est possible de traverser la France avec le TGV – le train à grande vitesse de la société nationale des chemins de fer, SNCF –, de traverser l'Italie avec le Frecciarossa, de traverser l'Espagne avec les trains AVE – alta velocidad española –, mais il demeure impossible de rallier deux capitales européennes sans prendre l'avion. Cet exemple illustre l'histoire d'une Europe dans laquelle les évolutions sont plutôt nationales et où les connexions sont difficiles, ce qui signifie que nous n'exploitons pas assez la force du marché intérieur, à la différence des États-Unis et de la Chine. Les frontières qui demeurent au sein de l'Europe constituent une limite à notre compétitivité.
Ensuite, afin d'éviter toute forme de malentendu, je tiens à préciser que les recommandations du rapport n'impliquent aucun changement de traité. Ce rapport m'a été demandé par le Conseil européen et la Commission européenne afin de disposer d'une boîte à outils très concrète dans laquelle les chefs d'État et de gouvernement, le Parlement européen et la Commission pourront puiser utilement. Il ne s'agit pas de ma vision personnelle mais d'idées concrètes et de compromis entre les différentes tendances politiques, afin que les propositions soient les plus réalisables possibles. À titre d'exemple, si j'avais dû me contenter de présenter mon propre point de vue, j'aurais indiqué la nécessité d'un deuxième plan NextGenerationEU pour financer la transition juste, verte et numérique. Je le pense mais suis conscient qu'un nombre non négligeable d'États ne partagent pas cette idée.
Ce rapport est donc issu de discussions très intéressantes et intenses que j'ai pu mener partout en Europe. À ce titre, la France figure parmi les pays que j'ai le plus sillonnés, me permettant de rencontrer de nombreux interlocuteurs dans différentes villes. J'ajoute que j'ai eu la possibilité de discuter avec l'ensemble des groupes politiques du Parlement européen. En résumé, ce rapport est le fruit de débats avec les acteurs politiques représentés au Parlement européen.
Le président Bourlanges a mentionné l'œuvre de Jacques Delors, avec lequel j'ai eu la chance de parler avant son décès au mois de décembre dernier, une fois que le Conseil européen m'avait confié la rédaction de ce rapport. J'ai donc pu bénéficier de son point de vue sur quelques-uns des aspects essentiels pour décider quelle était la ligne à adopter. Il m'a ainsi rappelé que, lorsqu'il avait lancé le marché unique en 1985, l'Allemagne n'était pas réunifiée et l'Union soviétique existait toujours. La communauté européenne était alors composée de dix membres, la Chine et l'Inde ensemble ne représentaient à elles deux que 4 % de l'économie mondiale. Désormais, ces deux pays représentent 25 % du produit intérieur brut (PIB) mondial et la dimension géopolitique est plus que jamais incontournable. Les questions de sécurité sont aujourd'hui centrales, alors que le marché intérieur n'avait jamais été envisagé sous l'angle de la défense. Désormais, nous ne pouvons pas les ignorer.
Ensuite, Jacques Delors a aussi souligné que ce lancement du marché unique ne concernait pas les télécoms, l'énergie et les services financiers, autant de domaines que les États conservaient pour eux-mêmes. De fait, nous avons vécu pendant trente-neuf ans avec une dimension nationale sur ces sujets. Cette limitation a conduit les Américains à nous devancer dans nombre de ces domaines. Dans celui des services financiers, la Banque centrale européenne et la Banque de France ont calculé que, tous les ans, 300 milliards d'euros d'épargne européenne s'orientent vers les États-Unis pour alimenter et renforcer l'économie américaine. Cette fuite de l'épargne tient au fait que notre marché financier est totalement fragmenté et n'est pas capable d'être aussi attrayant que le marché américain. Le même mécanisme est malheureusement à l'œuvre dans de nombreux autres domaines, comme celui des télécoms par exemple, toujours en raison de cette fragmentation.
Par ailleurs, Jacques Delors a toujours estimé que le marché intérieur avait réussi parce qu'il était complété par une politique de cohésion. Sans politique de cohésion, sans effort de convergence entre les zones faibles et les zones plus fortes de l'Union, ce marché intérieur aurait été moins accompli. J'ai donc souhaité placer ce sujet au cœur du rapport, en lançant une provocation intellectuelle mais très concrète et politique. Le marché intérieur a toujours été connu comme promouvant la liberté de bouger ou freedom to move. Or je pense que l'on a beaucoup trop sous-estimé l'importance de considérer simultanément la liberté de bouger et la liberté de rester, freedom to move et freedom to stay. Nous nous sommes trop concentrés sur celle-ci, sans comprendre que cette seule attention à la liberté de bouger a provoqué dans l'Europe une situation de tensions très forte. En effet, la mobilité est unidirectionnelle. Elle va de l'Est à l'Ouest, du Sud vers le Nord et crée donc une tension très forte dans l'espace central européen – la zone d'accueil – comme, inversement, dans les périphéries de l'Europe qui sont aujourd'hui en train d'être dépouillées de leur jeunesses et de leurs intelligences. En résumé, ce sujet important a été placé au cœur du rapport, qui propose de nombreuses idées et solutions.
Le président Bourlanges a évoqué la cinquième liberté, l'un des éléments centraux de notre retard sur les États-Unis et la Chine en matière d'innovation, dont l'intelligence artificielle concentre aujourd'hui toute l'attention médiatique. Je propose donc que la prochaine présidence de la Commission européenne nomme un vice-président responsable de la cinquième liberté, qui embrasse l'innovation, la recherche, la connaissance et qui doit devenir l'un des éléments fondamentaux de la prochaine législature européenne.
Dans ce rapport, je ne propose absolument pas que l'UE devienne les États-Unis ; elle doit rester elle-même. Or la force de l'Union européenne réside dans ce fantastique mélange entre grands et petits, qu'il s'agisse des États, des villes, des entreprises ou plus généralement de l'activité économique. Il faut tenir ce mix. Dans une communauté internationale qui a totalement changé – je fais notamment référence au rôle de la Chine et de l'Inde –, même les grands pays de l'Union, comme la France ou l'Italie, sont aujourd'hui les composants beaucoup plus petits d'un monde devenu beaucoup trop grand. Cet état de fait implique que nous cherchions des améliorations, de manière très pragmatique : je fais notamment référence au cadre des marchés financiers. Si nos marchés financiers ne fonctionnent pas, l'économie réelle ne pourra pas fonctionner.
Parmi les enjeux essentiels, il s'agit notamment de savoir comment aider les petites et moyennes entreprises, à travers notamment une activité essentielle de simplification, mais surtout l'idée du « vingt-huitième » régime ou pays. L'idée consiste ici à créer un système virtuel en matière de droit des affaires et de fiscalité pour créer une forme de « passe-partout » permettant aux petites et moyennes entreprises (PME) de travailler dans l'ensemble des Vingt-sept. Aujourd'hui, il leur est impossible d'agir de la sorte car elles sont confrontées à vingt-sept droits des affaires différents. J'ai discuté de ce sujet avec les associations des PME à travers l'Europe et il ne s'agit pas d'effacer les droits nationaux, ce qui serait évidemment impossible, mais de donner un choix pour simplifier la situation et la rendre plus pratique. J'ai également présenté ce propos en dehors de l'Europe et j'ai reçu de grandes marques d'intérêt de la part des investisseurs internationaux. Aujourd'hui, ils considèrent que l'UE est trop compliquée, avec vingt-quatre langues, vingt-sept droits des affaires, vingt-sept systèmes fiscaux.
Au-delà de la question du « petit », figure aussi celle du « grand ». Le rapport comporte ainsi trois feuilles de route sur les télécoms, l'énergie et les services financiers. Je souhaite d'ailleurs m'arrêter sur ce dernier aspect et sa relation avec la transition juste, verte et digitale. Le lancement de l'union des marchés de capitaux il y a dix ans s'est avéré être une faillite : le message délivré à l'époque était celui de « la finance pour la finance », et non celui d'une finance orientée vers ce qui est utile dans la vie concrète des gens.
En conséquence, ma proposition vise à bâtir une union de l'épargne et des investissements. En offrant des incitations fiscales importantes, elle donne la possibilité à l'épargne des Européens de s'investir dans une transition verte, juste et digitale, mais également rentable. En effet, cette transition sera coûteuse, à la fois économiquement et politiquement : si nous ne trouvons pas d'argent pour la financer, le retour de manivelle sera violent. Je l'ai compris en discutant avec les agriculteurs à Varsovie, avec les PME dans les différents pays.
Comment y parvenir ? Ma proposition consiste à disposer d'un mix entre, d'une part, un investissement privé – auquel sont attachés les pays « frugaux » – à l'aide d'incitations importantes et, d'autre part, un emprunt commun pour financer et accompagner la transition verte et sociale. Si nous nous ne sommes pas en mesure de disposer de cet argent pour accompagner cette transition verte et sociale, les prochains qui défileront dans la rue seront les travailleurs de l'industrie automobile mais également ceux d'autres industries.
Le Conseil européen m'a demandé de porter ce rapport dans les capitales et la future présidence hongroise a décidé de le placer au centre de sa réflexion économique. Je suis donc impatient de recueillir vos réactions et commentaires et de répondre à vos questions, mais également de revenir devant vous si vous le considérez utile. J'ai également tenu à ce que ce rapport sorte avant les prochaines élections européennes, afin qu'il puisse contribuer au débat, tant il est vrai que le vote des électeurs orientera les décisions politiques pour les prochaines années.