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Intervention de Jean-Louis Bourlanges

Réunion du mercredi 22 mai 2024 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Bourlanges, président :

Nous auditionnons ce matin M. Enrico Letta, président de l'Institut Jacques Delors, ancien président du Conseil des ministres italien, et auteur d'un rapport remis le 18 avril 2024 au Conseil européen sur l'avenir du marché unique. Ce rapport a été le fruit d'un travail extrêmement intense, non seulement sur le plan intellectuel mais aussi sur le plan matériel, puisque le président Letta n'imaginait pas le produire sans avoir consulté le plus grand nombre d'acteurs possibles, qu'il s'agisse des acteurs publics, des chefs de gouvernement, des fonctionnaires et, surtout, d'un très grand nombre d'acteurs de la société civile.

Dans votre rapport, vous illustrez les difficultés du marché unique en prenant l'exemple des trains à grande vitesse. Il est, par exemple, impossible de passer d'une frontière de l'Union à l'autre en recourant à chaque fois à un train à grande vitesse. Vous vous étonnez donc, à juste titre, qu'il n'y ait pas, dans l'Europe actuelle, un réseau complet de trains à grande vitesse. Cet exemple est à la fois anecdotique mais, en même temps, extrêmement révélateur.

Monsieur le président, cher Enrico, j'ai le grand honneur et le grand plaisir de vous accueillir. Nous avons fréquenté ensemble le Parlement européen, où nous nous sommes rencontrés et où nous avons immédiatement noué des relations de travail et des intérêts politiques partagés. Je garde un très grand souvenir des moments où j'ai siégé avec vous sur les bancs du Parlement européen. Ensuite, nous nous sommes retrouvés à Sciences Po, où vous étiez le grand animateur des études internationales.

Votre carrière a été très remarquable. Vous avez été le plus jeune ministre de l'histoire italienne, en 1998. Vous avez été notamment ministre des politiques communautaires, ministre de l'industrie, secrétaire d'État à la présidence du conseil, puis député national et député européen. Vous avez été nommé président du conseil des ministres en 2013, avant de quitter une première fois la vie politique en 2014, puis de revenir aux affaires publiques de votre pays en 2021. Vous avez affronté, dans des conditions difficiles, les élections italiennes et vous vous êtes à nouveau replié sur vos chères études et sur l'engagement intellectuel et politique au service de l'Union européenne (UE).

Votre rapport remis au Conseil européen s'intitule « Bien plus qu'un marché – Rapidité, sécurité, solidité ». Ce sous-titre est en soi évocateur, puisqu'il ne vise rien de moins qu'à renforcer le marché unique pour assurer un avenir durable et la prospérité de tous les citoyens de l'Union. Ce travail doit être mis en perspective par rapport aux grands débats qui sont les nôtres actuellement sur le plan européen.

Le principe qui vous anime est le suivant : l'insuffisance de l'intégration européenne représente l'une des raisons des performances du marché intérieur, certes remarquables, mais elles-mêmes insuffisantes. Vous focalisez votre réflexion sur trois grands domaines.

Le premier concerne le marché monétaire, dont les spécialistes conviennent qu'il est insuffisamment intégré et ne fournit pas, en quantité et en qualité suffisantes, les moyens nécessaires au dépassement des situations par l'investissement.

Le second point a trait au marché de l'énergie : vous insistez sur le fait que l'énergie est au cœur du projet européen et soulignez la nécessité de développer le marché unique dans ce domaine. Cette question nous interroge effectivement : nous savons en effet que de nombreux pays européens, au premier rang desquels la France et l'Allemagne, adoptent des approches différentes sur une énergie décarbonée mais non renouvelable, l'énergie nucléaire.

Enfin, le troisième domaine porte sur les télécoms et, d'une façon générale, sur l'ensemble des technologies de l'information. Vous soulignez, à juste titre, qu'elles sont absolument décisives pour l'avenir et évoquez à cet égard l'idée d'une cinquième liberté. Il existe en effet les quatre libertés fondamentales de circulation, qui sont celles des traités européens, et une cinquième liberté, qui serait celle de la recherche.

Votre rapport pose deux sortes de problèmes. Tout d'abord, nous vivons effectivement une période de doute profond, de remise en cause, de contestation. À la différence des idées qui inspirent votre rapport, beaucoup de personnes pensent que small is beautiful et qu'il faut plutôt se replier sur des valeurs nationales. Il existe là une tension évidente, qui se manifeste dans les intentions de vote aux élections européennes du 9 juin prochain. Pour votre part, vous vous situez résolument dans la continuité de l'œuvre de Jacques Delors et des fondateurs de l'UE.

Votre compatriote, M. Mario Draghi s'apprête à rendre public un rapport qui, sans être contradictoire avec le vôtre, est d'une tonalité un peu différente. À ce sujet, je vous interroge sur la compatibilité entre votre rapport et la réflexion du président Draghi, qui appelle à un renforcement de la politique industrielle et à une vigilance plus grande sur la protection des frontières. On le sent autant inspiré par l'héritage européen de Jean Monnet et Jacques Delors que par ce qui se passe par exemple aux États-Unis sous la direction du président Biden. Vos rapports sont-ils en décalage ou en complémentarité ?

Le deuxième élément qui appelle réflexion porte sur le décalage bien connu entre les objectifs et les moyens. Le président Jean-Claude Juncker disait qu'en Europe, nous sommes à peu près tous d'accord sur ce que nous devons faire mais que nous sommes absolument incapables, en situation difficile, de dire comment nous pouvons y arriver et par quels moyens. Votre rapport évoque notamment les problèmes de financement. La France, qui n'est jamais inquiète de ses propres déficits, appelle toujours à une mobilisation de l'emprunt, ce qui suscite quand même des réactions inquiètes de la part de pays plus économes, comme l'Allemagne. De même, nous tardons à voir venir une ressource européenne propre de manière significative.

Au-delà de ces problèmes de financement figurent ceux du soutien politique. Les gouvernements qui sont associés à l'Europe telle qu'elle est aujourd'hui vous paraissent-ils prêts à sauter le pas et à aller beaucoup plus loin sur la voie de l'intégration, ce qui impliquerait, me semble-t-il, des choix plus clairs et plus nets et en matière institutionnelle, par exemple.

Enfin, vous indiquez qu'il faut s'orienter résolument vers l'élargissement en direction des Balkans, ce qui est intellectuellement très séduisant mais politiquement très difficile à faire passer dans l'opinion, et notamment dans notre pays. Deuxièmement, la détérioration de la situation géopolitique nous invite effectivement à investir massivement dans la politique technologique et militaire. Mais si nous voulons être à parité technologique avec les grands champions chinois ou américains, ne convient-il pas de faire plus ?

Votre très stimulant rapport soulève donc un certain nombre de questions et il arrive au bon moment car nous menons un débat européen, qui se poursuivra au-delà des prochaines élections. Je vous remercie, cher Enrico Letta, d'avoir bien voulu venir devant la commission des affaires étrangères nous faire part de vos réflexions.

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