Je vous remercie de m'accueillir pour évoquer ce sujet important. Je ne représente pas aujourd'hui la France devant vous, de même que je ne la représentais pas dans cette mission que m'a confiée intuitu personae le secrétaire général António Guterres, pour le compte des Nations Unies.
Ce travail touche un sujet complexe, qui déchaîne le plus souvent les passions, mais aussi les a priori, plutôt que la raison. Dans ce rapport que j'ai voulu court, nous nous sommes efforcés d'employer un langage clair. Nous avons veillé à rédiger ce rapport de façon concise, dans l'espoir qu'il puisse être lu avant d'être commenté. Encore faut-il qu'il soit commenté pour ce qu'il dit et non pour ce que chacun a envie d'y voir. Malheureusement, cela n'a pas été toujours le cas.
Cette expérience a été particulièrement intéressante et évidemment compliquée. Je précise que nous avons été bien accueillis partout, ce qui n'empêche pas les divergences ni les débats que nous avons pu avoir avec un certain nombre de parties prenantes. Nous avons donc été bien reçus, à la fois par un certain nombre d'États donateurs mais aussi sur place par les parties prenantes, par les pays hôtes et par Israël. Cela n'était pas forcément évident, compte tenu des positions assez arrêtées de l'actuel gouvernement israélien quand il parle de l'UNRWA.
Notre mission était effectivement compliquée mais libellée de façon précise. Nous étions là pour évaluer si l'UNRWA fait tout ce qui est en son pouvoir pour respecter ce principe cardinal du droit international humanitaire qu'est le principe de neutralité, en prenant en compte les circonstances particulièrement difficiles dans lesquelles s'exerce sa mission. Cette agence des Nations Unies n'a à ce titre pas d'obligation de résultat mais une obligation de moyens et se doit de respecter les principes du droit international humanitaire, en particulier ce principe de neutralité.
Le secrétaire général de l'ONU a par ailleurs lancé une enquête sur les allégations d'origine israélienne concernant l'implication de certains personnels de l'UNRWA dans le drame du 7 octobre, qui ont été complétées depuis par d'autres allégations. Pour notre part, nous n'étions pas de ces enquêteurs ; nous devions regarder si l'Office fait tout ce qui est en son pouvoir, dans des circonstances compliquées, pour faire respecter ce principe de neutralité.
Évidemment, il est difficile de ne pas prendre en compte la réalité du terrain, voire les convictions de chacun. Je rappelle que l'UNRWA assure des services de base à la population de Palestine, qui est réfugiée depuis la fin de la guerre entre les pays arabes et Israël qui a suivi la création de l'Etat d'Israël. L'UNRWA fournit des services de base pour une population qui n'a pas d'État : éducation, santé, services publics minimums, microcrédits, distribution de nourriture et de biens de première nécessité. Il existe naturellement une porosité avec le terrain. Cependant, toute organisation internationale, toute agence des Nations Unies, tout employé – local ou international – de cette dernière, est tenu par les mêmes obligations de neutralité. Il est possible d'avoir ses propres idées et chaque individu est libre mais, dans son comportement – y compris en dehors des heures de travail –, il doit souscrire à cette obligation de neutralité. Il faut distinguer le milieu, l'ambiance, voire les convictions, et le comportement.
Des enquêtes se déroulent parallèlement et sont menées par le Bureau des services du contrôle interne de l'ONU – l' Office of Internal Oversight Services ou OIOS –, qui continue son travail pour évaluer la véracité des allégations contre douze employés de l'UNRWA, étendues ensuite à cinq employés supplémentaires puis deux autres. Cette enquête, séparée de notre mission, a tardé à bénéficier de la coopération des autorités israéliennes, avant de finalement l'obtenir. Les inspecteurs sont allés sur place fin mars et y sont retournés juste après Pessah. Dans quelques semaines, l'OIOS rendra ses conclusions définitives, après avoir transmis des conclusions provisoires il y a une douzaine de jours. Si ma mémoire est bonne, un employé a été totalement blanchi et réintégré et les enquêtes se poursuivent pour les autres.
Pour notre part, comment avons-nous travaillé ? En effet, j'ai été aidée considérablement par les trois instituts mentionnés par le président Bourlanges et choisis par l'ONU. Je pense qu'ils l'ont été en fonction d'un éloignement géographique jugé suffisant pour ne pas tomber dans les passions que déchaînent trop souvent ces questions, mais également parce que ces trois organisations non-gouvernementales (ONG) respectées témoignent d'une grande tradition humanitaire.
Nous nous sommes réparti le travail et ces instituts ont dépêché des équipes sur le terrain à Amman, siège principal de l'UNRWA, pour mener une centaine d'entretiens avec les parties prenantes, des employés locaux et internationaux, des responsables de différents pays concernés. Ils ont également étudié les textes, les procédures et les rapports d'audit.
Pour ce qui me concerne, j'ai surtout été en contact avec les pays et les parties prenantes. J'ai ainsi consulté quarante-six pays, au plus haut niveau possible, c'est-à-dire le plus souvent au niveau ministériel, pour avoir une connaissance précise de leurs attentes, de leurs critiques, de leurs perceptions du sujet. J'ai consulté également les parties prenantes en me rendant sur place, à Tel-Aviv, Jérusalem, Ramallah et Amman.
J'ai consulté également un certain nombre de pays de la région et parlé à de nombreux représentants de l'UNRWA, non seulement le commissaire général et son directeur de cabinet mais aussi un grand nombre d'employés locaux, et y compris quelqu'un à Gaza. Bien évidemment, j'avais demandé officiellement que certains chercheurs puissent se rendre à Gaza mais, compte tenu de la situation, nous n'avons pas obtenu de réponse sur ce point. J'ai également eu des contacts avec d'anciens commissaires généraux, le haut-commissaire aux réfugiés, d'anciens conseillers juridiques de l'organisation, le coordinateur de l'Union européenne (UE) ou avec la nouvelle coordonnatrice des Nations Unies de l'action humanitaire et de la reconstruction à Gaza, Mme Kaag.
Finalement, nous avons pu nous répartir le travail et bien comprendre la situation sur place, avec la pleine conviction de tous – à l'exception d'un gouvernement – que le rôle de l'UNRWA est absolument indispensable et irremplaçable.
En effet, personne d'autre ne s'occupe de cette population des réfugiés de Palestine, où il n'y a pas d'État. Il faut adresser à la communauté internationale et aux parties prenantes la question de savoir pourquoi, soixante-quinze ans plus tard, il n'y a toujours pas de solution politique. L'UNRWA n'en est pas responsable ; cette responsabilité incombe aux parties prenantes, au premier chef, et ensuite à la communauté internationale, qui n'agit pas assez pour relancer ses efforts en vue de la restauration d'un horizon politique, puis d'une solution à deux États vivant en paix et en sécurité, seul moyen pour les deux peuples de voir leurs aspirations légitimes reconnues.
L'UNRWA est irremplaçable aussi parce que, quoi que l'on en dise, personne d'autre n'est capable de fournir des services tels que l'éducation, la santé, la distribution de nourriture. Lorsqu'il existe des coopérations avec d'autres agences des Nations Unies, celles-ci sont bienvenues et naturelles. Nous souhaitons même qu'elles soient renforcées à l'avenir.
Le constat est assez simple à établir. Je le redis : l'UNRWA réalise un travail indispensable compte tenu de l'absence de solution politique mais l'Office est soumis à de grands défis pour certaines de ses actions, en particulier sur le respect du principe de neutralité, qui doit être plein et entier.
Nous avons formulé une cinquantaine de propositions, dont je souligne qu'elles ont été conçues pour être visibles, concrètes, réelles et pratiques. La plupart peuvent être immédiatement mises en œuvre. D'autres devront faire l'objet d'investissements politiques et financiers de la part de la communauté internationale, ou être travaillés sur plus long terme par l'Office.
Nous avons dégagé huit piliers d'action, que je souhaite vous présenter rapidement, dans la mesure où ils offrent un cadre.
Tout d'abord, le premier concerne de meilleures relations entre l'UNRWA et les États, en particulier avec les États bailleurs. Tout est transparent mais les informations ne remontent peut-être pas au bon endroit. De nombreux gouvernements et États donateurs demandent donc que l'UNRWA soit plus directe et plus simple dans ces remontées d'informations, par exemple sur l'état du budget ou les difficultés rencontrées pour faire respecter le principe de neutralité. Il ne s'agit pas du problème le plus compliqué à traiter : il existe de nombreux mécanismes permettant de le résoudre, y compris par un investissement personnel du commissaire général Lazzarini.
Le deuxième pilier concerne la gouvernance. L'UNRWA est dans une situation compliquée : elle est chargée d'une partie des prérogatives d'un État sans disposer des autres prérogatives, notamment en matière de loi et d'ordre, d'organisation de la société et des élections. Elle a donc plus de devoirs que de droits. Pour assurer ces services, le commissaire général est le seul à répondre à l'Assemblée générale des Nations Unies, qui renouvelle le mandat de l'Office tous les trois ans. En revanche, il n'existe pas de conseil d'administration mais simplement une commission consultative, qui émet des avis. Or par définition, émettre des avis n'est pas décider. De plus, cette commission ne se réunit ni suffisamment, ni au bon niveau. Elle peut également être conduite à éviter les sujets difficiles. Nous recommandons par exemple que la question de la neutralité soit systématiquement inscrite à l'ordre du jour des réunions régulières ; cela n'est pas le cas aujourd'hui. Lorsque des questions difficiles sont abordées, les pays qui composent cette commission sont divisés et ne tranchent pas. Cela s'est produit encore récemment quand le commissaire général a voulu réformer le système très particulier des syndicats de personnels à l'UNRWA et qu'il n'a pas été suivi. L'Office ne fonctionnera pas mieux si la communauté internationale ne remplit pas mieux ses responsabilités, à commencer par la commission en question.
Le troisième pilier a trait au management et à la supervision en général, y compris celle des projets. De manière simplifiée, l'UNRWA est fournisseur de services, qui sont assurés par des Palestiniens dans les dispensaires, dans les écoles, etc. La composition de l'Office est tout à fait unique, puisqu'il regroupe seulement 0,8 % de personnel international et plus de 99 % de personnel local. Dans ces conditions, le personnel local est évidemment plus politisé que de raison, voire peut violer le principe de neutralité. Par le passé, certains cas ont d'ailleurs fait l'objet de sanctions allant jusqu'au licenciement. Au sein de ce personnel local figurent évidemment des capacités d'encadrement mais l'échelon de l'encadrement intermédiaire est trop absent, essentiellement pour des raisons financières. Le rapport indique que tant qu'il n'y aura pas de capacités supérieures de management, l'UNRWA éprouvera beaucoup de difficultés à contrôler tout ce qui se passe, y compris dans la décision de projets et dans le recrutement de certains personnels. Le personnel local est parfois confronté à un équilibre très compliqué à respecter entre signaler des manquements, et subir une pression voire des menaces pour sa sécurité, et ne pas les signaler.
Le quatrième pilier concerne la neutralité du personnel, dont j'ai déjà largement parlé. Il s'agit là d'un très grand défi. Certes, des mécanismes, des codes de conduite, des obligations statutaires existent et des vérifications sont menées au moment du recrutement. Mais là aussi, il existe un peu trop de porosité avec le milieu ambiant. Nous estimons donc que l'essentiel à l'avenir résidera dans la capacité de l'UNRWA à mieux connaître le profil des personnes que l'Office emploie. Dans certains pays, comme la Jordanie, il existe une très bonne coopération entre l'agence et les autorités. Cette coopération a également existé par le passé avec Israël mais elle n'est plus aussi bonne depuis une dizaine d'années. Nous formulons des propositions assez simples pour améliorer cet état de fait, en incitant les uns et les autres à mieux coopérer.
Le cinquième pilier porte sur la neutralité des installations. Il peut arriver que cette neutralité ne soit pas respectée ni par les uns, ni par les autres, sans que le management supérieur de l'Office ne le sache. Des groupes djihadistes ont pu ainsi creuser des tunnels à partir de ces installations. De même, des incursions militaires israéliennes armées dans les bâtiments constituent tout autant une violation du principe de neutralité. Nous avons formulé un certain nombre de propositions. L'UNRWA mène comme elle peut, tous les trois mois, des inspections régulières sur les bâtiments dont elle a la responsabilité ; cette fréquence est sans doute insuffisante et il pourrait être pertinent de mener également de telles inspections de manière aléatoire, sans prévenir. Mais elle devrait également disposer de plus de moyens pour y parvenir et étendre le champ de ses inspections.
La neutralité de l'éducation constitue le sixième pilier. Il s'agit là d'un domaine qui a été abondamment commenté depuis vingt ans. Lorsque j'étais ministre déléguée aux affaires européennes se posait déjà la question de l'aide de l'Union européenne en raison des manuels scolaires utilisés, qui sont ceux des pays hôtes, et non ceux de l'UNRWA. Ces manuels sont parfois critiquables et justement critiqués. L'Office suit les recommandations de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) en utilisant des manuels scolaires des pays en question, ne serait-ce que pour permettre aux étudiants de poursuivre un cursus scolaire, voire universitaire. Des progrès ont été accomplis, les manuels ont été révisés par l'Autorité palestinienne, mais ils demeurent perfectibles. Nous n'avons pas consulté les manuels syriens mais je crois qu'il faudrait accorder autant d'importance à ce qui se passe en Syrie qu'à ce qui se passe à Gaza ou en Cisjordanie. Pour des raisons de temps, mais pas uniquement, je n'ai pas pu me rendre en Syrie.
Il existe des examens précis, réguliers, qui sont menés notamment par l'UNRWA, mais il existe également des rapports internationaux. Selon ces examens et rapports, il ressort que 3,8 % des contenus sont « problématiques ». Par « problématiques », il faut comprendre le non-respect des valeurs des Nations Unies, parfois des incitations à la haine, parfois la glorification du djihad. Ces contenus problématiques peuvent figurer dans les manuels ou plus souvent dans des suppléments pédagogiques produits localement par tel ou tel proviseur, dans le dos de l'UNRWA ou avec un contreseing de petit niveau. Les contenus peuvent parfois être antisémites, comme je l'ai indiqué à plusieurs reprises dans le rapport. Ils concernent par exemple la négation de l'existence de l'État d'Israël ou la description d'un peuple uniquement avec des qualités négatives. Ces exemples sont peu fréquents mais ils existent.
Face à ce constat, nos recommandations sont multiples. Il s'agit notamment de poursuivre un examen plus précis de ces textes, pourquoi pas avec Israël, quand ce pays est concerné. Un tel mécanisme est déjà à l'œuvre avec l'Autorité palestinienne mais il faut aller de l'avant. Dans l'immédiat, il ne faut pas utiliser les manuels scolaires ni les suppléments pédagogiques qui posent problème.
Le septième pilier porte peut-être sur un problème encore plus compliqué. Je parlais précédemment du système des syndicats. Il existe un syndicat par zone de compétence : Liban, Syrie, Jordanie, Cisjordanie, Gaza, Jérusalem-Est, et Amman, le quartier général. Au fil des années, un certain nombre de partis politiques, de factions ou de groupes armés se sont servis des élections syndicales pour asseoir leur influence et leur pouvoir. Dans certains cas tout à fait inacceptables, l'encadrement de l'UNRWA a été menacé. Des grèves sont intervenues et nombre d'entre elles n'avaient rien à voir avec la défense des intérêts des salariés. Il faut donc revoir ce système, remettre à jour le statut de 1990 et le mettre en conformité avec les statuts des syndicats de l'ONU ou des autres agences de cette dernière. Il convient également de demander davantage de représentativité : au niveau supérieur, on dénombre dix-huit hommes élus contre une seule femme, alors que les femmes représentent la moitié du personnel de l'UNRWA.
Enfin, le dernier pilier concerne les partenariats avec les autres agences et organisations de l'ONU, comme l'organisation mondiale de la santé (OMS), le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF), le Programme alimentaire mondial (PAM), par exemple. Ces partenariats sont prescrits dans la résolution de 1949 qui a créé l'UNRWA. De manière réaliste, il faut néanmoins souligner que l'UNRWA emploie des personnels locaux et ne paye pas autant que les autres agences des Nations Unies. De même, pour délivrer des sacs de farine ou allumer les fours des boulangeries, nous retrouvons les mêmes mains, qui sont celles de la population réfugiée palestinienne locale. Il ne faut donc pas en attendre une substitution comme certains parfois le pensent – et le disent – à tort.
En conclusion, nous avons été assez directs et avons essayé de trouver, face à chaque problème, des mécanismes qui peuvent être mis en œuvre rapidement pour la plupart d'entre eux. J'ai présenté mon rapport au secrétaire général le 19 avril ; il a été rendu public et présenté le 22 avril, date à laquelle le secrétaire général l'a endossé. En effet, celui-ci nous a fait l'hommage de reprendre l'intégralité des recommandations. Il demandé au commissaire général de les mettre en œuvre, ce à quoi ce dernier s'est engagé « sans délai ». Le commissaire général finalise le plan d'action qu'il avait commencé à travailler. Le secrétaire général, lui, a confié à une petite équipe de New York le rôle d'assurer le suivi de la mise en œuvre de ces recommandations.