À ce stade, il est difficile d'envisager un commissaire européen à la défense. Les traités prévoient en effet explicitement que cela relève de la compétence du Conseil. La défense n'est pas actuellement dans les compétences de la Commission.
Mes chers collègues, je crois que vous avez tous bien noté le constat assez pessimiste que nous faisons. L'industrie de défense européenne a été dimensionnée pour les temps de paix et ses carences ont été révélées et amplifiées par le conflit en Ukraine. Il existe à terme un risque de marginalisation et d'inféodation au complexe militaro-industriel américain, certains acteurs européens choisissant délibérément de devenir des sous-traitants de l'industrie américaine.
L'enjeu est donc lourd. Il s'agit de changer de modèle pour que l'industrie de défense en Europe soit en mesure de jouer pleinement son rôle dans l'autonomie stratégique de notre continent.
Je souhaiterais maintenant aborder nos recommandations, en me concentrant sur celles qui nous semblent les plus structurantes.
Le premier chantier vise à lever les obstacles aux coopérations industrielles. Malgré leurs limites actuelles, elles restent utiles pour renforcer notre autonomie stratégique. À cet égard, le contrôle des exportations est l'un des principaux irritants des coopérations. Il faut être clair, aucun industriel ne s'engagera dans le développement du système de combat aérien du futur (SCAF) ou du MGCS s'il ne peut pas exporter ses systèmes à d'autres pays que ceux de l'Otan. Il est donc impératif de sécuriser juridiquement l'accord de 2019 entre la France, l'Allemagne et l'Espagne sur le contrôle des exportations. Une piste pourrait être de préciser et d'encadrer la notion d' « atteinte aux intérêts directs » et d' « atteinte à la sécurité nationale », qui permettent à un État de s'opposer à la demande de licence d'exportation d'un autre État. Ces notions ne sont pas précisées dans l'accord actuel, ce qui est une source d'insécurité juridique majeure.
En ce qui concerne la conduite des programmes en coopération, il faut systématiquement appliquer le principe du best athlete et cesser de considérer les coopérations comme un outil pour développer les compétences de ses industriels nationaux sur un segment donné.
Le principe du retour géographique doit également être supprimé ou fortement aménagé dans le cadre de l'Agence spatiale européenne. Il est trop préjudiciable à la compétitivité du secteur spatial européen et met en danger, à terme, notre autonomie d'accès à l'espace. Si cette réforme n'est pas possible dans le cadre de l'ESA, il faudra s'interroger sur le développement de projets spatiaux en dehors de ce cadre.
Favoriser les coopérations, c'est également soutenir les consolidations industrielles. L'industrie européenne souffre de sa trop grande fragmentation alors qu'elle fait face à une compétition croissante des acteurs non européens. Il est donc impératif de favoriser les processus de consolidation en cours, notamment dans le secteur terrestre. Cette consolidation n'est en aucun cas un renoncement à notre souveraineté. Le bon modèle pour cette consolidation à venir de l'industrie de défense est probablement MBDA, qui permet une intégration industrielle poussée, tout en préservant la souveraineté des États concernés.
Favoriser les consolidations, c'est aussi ne pas instrumentaliser le régime de contrôle des investissements étrangers quand il s'agit d'une société européenne.
Le financement de l'industrie de défense constitue le second chantier. Il faut lutter contre les pratiques contestables des acteurs privés. Nous proposons à ce titre d'initier au niveau européen une réflexion sur la possibilité d'interdire aux acteurs financiers de discriminer le secteur de la défense dans leur politique d'investissement. Il convient également de proscrire la notion d'« armes controversées » utilisée à tort et à travers par les acteurs financiers, notamment pour exclure des financements les industriels impliqués dans notre dissuasion nucléaire en invoquant le traité sur l'interdiction des armes nucléaires (Tian). Or, il n'y a pas d'« armes controversées ». Il y a des armes autorisées ou il y a des armes interdites.
Le deuxième acte de la politique de financement que nous proposons concerne la Banque européenne d'investissement (BEI). L'exclusion actuelle des armes et munitions de l'admissibilité au financement de la BEI, au même titre que le « tabac », les « jeux de hasard » ou « le commerce du sexe » - je cite les documents internes de la BEI - est injustifiable dans le contexte stratégique actuel. La BEI a pour mission de financer les priorités de l'UE. Le soutien à l'industrie de défense est actuellement une priorité majeure de l'UE, donc la BEI doit financer l'industrie de défense européenne. C'est aussi simple que cela. Plutôt que de s'abriter derrière les préjugés des investisseurs envers le secteur de la défense, la BEI devrait montrer l'exemple. C'est ce qui est attendu d'une institution publique. Ce changement de politique de la BEI constituerait un signal stratégique fort à l'égard de l'ensemble des acteurs du monde financier.
Enfin, le troisième axe de réforme à ce sujet est de promouvoir de nouveaux financements au niveau européen. Le déficit de financement en capital des PME et ETI de défense pourrait être résorbé par la création d'un fonds de fonds. L'UE a déjà lancé une initiative avec la BEI en ce sens, mais il est limité aux biens à double usage et son montant est trop modeste. Il faut aller plus loin.
Surtout dans le prochain cadre financier pluriannuel de l'UE, le soutien à l'industrie de défense devra être une des grandes priorités européennes. Le commissaire Thierry Breton a évoqué un fonds de 100 milliards d'euros, soit 15 milliards par an, ce qui est inférieur aux commandes annuelles de la DGA au bénéfice de notre BITD. Ce n'est donc pas démesuré. À titre de comparaison, le plan Next Generation EU, mis en place dans le cadre de la crise Covid, a représenté plus de 750 milliards d'euros. Or la menace sécuritaire actuelle nous semble aussi critique voire plus que la menace sanitaire à cette époque. Il faudra cependant veiller à ce qu'un tel fonds soit piloté dans un cadre intergouvernemental sur le modèle de la Facilité européenne pour la paix (FEP), l'intergouvernemental étant ce qui pilote la défense.
Au niveau national, il y a urgence à créer un mécanisme permettant de flécher l'épargne collective vers le financement de l'industrie de défense. Le livret A est une piste parmi d'autres, mais je pense aussi aux fonds Tibi qui mobilisent l'épargne des investisseurs institutionnels, vers les entreprises de technologie ou encore au plan d'épargne en actions (PEA) PME.
Le troisième volet de nos recommandations porte sur la nécessité d'une nouvelle ambition pour les instruments européens. Il convient tout d'abord de réformer le FED en promouvant une meilleure adéquation entre les besoins capacitaires des États membres et les projets financés par le FED. Le FED pourrait utilement financer des briques technologiques de programme en coopération, tels que le SCAF ou le MGCS, plutôt que de lancer des initiatives parallèles dont personne ne voit les débouchés programmatiques, tels que le future main battle tank (FMBT).
Le fonctionnement du FED pourrait également être amélioré en privilégiant la voie d'attribution directe pour les phases suivantes d'un projet déjà lancé ou encore, en instaurant la possibilité d'un dialogue constructif entre industriels et experts-évaluateurs.
Nous proposons enfin de réintégrer le Royaume-Uni au sein du FED en échange de sa participation au financement.
L'autre volet des instruments européens concerne le projet de règlement Edip. Nous proposons qu'Edip soit le vecteur d'affirmation d'une véritable préférence européenne. Cela demande d'établir des critères d'éligibilité stricts et d'exclure des financements européens les sociétés contrôlées par des sociétés hors de l'Union européenne et les produits qui ne sont pas conçus, développés et fabriqués en Europe. Nous proposons également d'exclure des financements européens les sociétés qui produisent des équipements de pays tiers sous licence. Les financements européens doivent être réservés aux sociétés qui promeuvent l'autonomie stratégique en Europe et non la sous-traitance de puissances tierces.
Une préférence européenne, c'est aussi inciter les États à acheter européen. Il faut faire d'Edip un véritable Buy european act, en créant un système de bonus-malus en fonctiond de la proportion d'acquisition d'équipements militaires à des pays tiers. Il faut également prioriser les financements sur les segments où il existe un risque fort de dépendance à l'égard des pays tiers. Edip pourrait ainsi aider à reconstituer en Europe des filières d'approvisionnement critiques pour notre industrie de défense. Enfin, il est nécessaire que la Commission lutte davantage contre le recours abusif de certains États européens aux FMS américains, en contournement de la directive 2009/81.
Le dernier axe de nos recommandations porte sur les moyens de renforcer la contribution de la BITD française à l'autonomie stratégique en Europe. Notre BITD est encore trop largement dépendante du grand export. Nos recommandations à cet égard portent sur trois volets.
Tout d'abord, il est nécessaire d'adapter notre outil de production aux exportations. Nous proposons de créer un contrat de gouvernement à gouvernement pour répondre à la demande des pays européens.
Nous proposons aussi de tester sur un certain nombre de segments un mécanisme de « commandes surnuméraires » destiné à l'export. Ce mécanisme consisterait à commander davantage que ce qui est prévu pour nos propres armées afin de pouvoir livrer les équipements très rapidement à l'export. La rapidité de livraison est en effet devenue un des critères clés pour les États dans leur politique d'acquisition.
Le critère de l'exportabilité de nos équipements doit également être rehaussé lors de la phase de conception de nos équipements. Nous développons trop souvent des équipements sur-spécifiés qui correspondent trop peu aux besoins de nos partenaires européens. La question se pose enfin de savoir s'il ne faut pas réinterroger certains abandons à l'aune du retour d'expérience de la guerre en Ukraine. Je pense par exemple au segment des véhicules chenillés qui fait l'objet d'une forte demande de nos partenaires européens, alors que la France a fait le choix du segment des véhicules à roues.
Enfin, nous proposons de développer et diversifier nos partenariats en Europe. Nous sommes revenus de nos déplacements à Varsovie et à Stockholm, très confiants sur les perspectives de coopération avec ces deux pays.
En conclusion, nous militons pour un véritable changement de paradigme.
Lever les obstacles aux coopérations et consolidations industrielles.
Faire de l'industrie de défense un secteur prioritaire pour nos financements publics et privés.
Assumer une véritable préférence européenne, pour réduire nos dépendances.
Veiller à ce que la défense de l'Europe ne soit pas communautarisée, mais demeure intergouvernementale, dans le cadre du Conseil, en s'appuyant sur des outils comme l'agence européenne de défense.
Renforcer la contribution de notre BITD nationale à l'autonomie stratégique en Europe.
Toutes les mesures que nous proposons n'ont qu'une seule finalité.
Que la France et l'Europe ne laissent pas la sécurité de nos enfants dépendre du bon vouloir des électeurs des swing states américains.
Que la France et l'Europe participent pleinement à la défense du « monde libre » contre les empires autoritaires toujours plus menaçants.
Que la France et l'Europe restent, en somme, des acteurs de l'Histoire et n'en deviennent pas les témoins tremblants.
Nous vous remercions pour votre écoute attentive et sommes à votre disposition pour répondre à vos questions.