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Intervention de Jean-Charles Larsonneur

Réunion du mercredi 15 mai 2024 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Charles Larsonneur, co-rapporteur :

J'aimerais maintenant revenir sur deux conséquences majeures de la guerre en Ukraine pour l'industrie de défense en Europe : notre dépendance accrue envers les pays tiers et notamment les États-Unis ; l'implication croissante de l'Union européenne (UE) dans la politique industrielle de défense.

Il est bien connu que les pays européens ont augmenté significativement leurs dépenses de défense depuis le début de la guerre en Ukraine. Les pays de l'UE ont dépensé plus de 270 milliards dans leur défense en 2023 contre 214 milliards en 2021, soit une augmentation d'environ 26 % en deux ans. Cependant, l'augmentation des budgets de défense n'a que peu bénéficié à la BITDE. Cette tendance n'est pas nouvelle, mais elle a été largement amplifiée par la guerre en Ukraine.

Avant la guerre en Ukraine, 60 % des budgets des pays de l'UE dédiés aux acquisitions d'équipements étaient déjà consacrés aux importations militaires en provenance de pays tiers. Cette proportion est passée à 80 % à la faveur de la guerre en Ukraine. Ainsi, entre janvier 2023 et mars 2024, la Pologne a conclu pour près de 47 milliards de dollars de contrats de vente d'équipements avec le gouvernement américain ( foreign miltary sales – FMS), l'Allemagne en a conclu pour 12 milliards et la Grèce pour 11 milliards. Ces achats européens couvrent tout le spectre capacitaire : avions de chasse, hélicoptères, missiles, chars, défense sol-air, lance-roquettes.

Deux facteurs principaux expliquent cette domination américaine sur le marché européen. Le premier est politique. Pour la majorité des pays européens, la garantie de sécurité américaine reste la pierre angulaire de leur politique de défense. L'achat de matériel américain garantit aussi l'interopérabilité avec l'armée américaine, ce qui constitue un critère majeur pour nombre d'armées européennes.

Le second facteur tient à l'attractivité des FMS qui permettent aux pays européens acheteurs de s'affranchir de toute procédure d'acquisition formelle. C'est un gage de simplicité pour de nombreux pays européens qui n'ont pas tous l'équivalent d'une direction générale de l'armement (DGA). Par ailleurs, le FMS offre la possibilité de puiser les équipements dans les stocks de l'armée américaine, ce qui permet une livraison rapide des premiers exemplaires commandés.

Outre les acquisitions auprès des États-Unis, une autre tendance se dessine, qui est susceptible de mettre à mal l'autonomie stratégique de l'Europe. Il s'agit de la constitution d'une « BITD transatlantique », à travers une interpénétration croissante des BITD américaine et européenne.

Les deux plus grands industriels de défense européens, BAE Systems et Leonardo, sont très dépendants du marché américain. Ils sont également sous-traitants de l'industrie américaine, notamment pour le F-35. Parallèlement, les fonds américains investissent de plus en plus sur le marché européen. Enfin, les industriels américains dont les chaînes de production sont saturées tendent de plus en plus à confier aux industriels européens la sous-traitance de leurs produits. Cela crée certes des emplois en Europe, mais faire de la sous-traitance de produits américains l'horizon ultime de l'industrie de défense en Europe, c'est renoncer à toute autonomie stratégique pour notre continent.

Il faut aussi signaler l'apparition de nouveaux acteurs sur le marché européen. L'exemple le plus frappant est le marché conclu en 2022 par la Pologne avec la Corée du Sud, pour plus de 1 000 chars d'assaut, près de 700 canons automoteurs, 300 lance-roquettes et 50 avions de chasse.

Deux facteurs expliquent ce marché. Le premier, c'est la rapidité de livraison. Dans un contexte d'urgence pour la Pologne face à la menace russe, les industriels européens et même américains étaient incapables de livrer dans les délais exigés. La Corée du Sud le pouvait, en prélevant sur les stocks abondants de son armée. Le second facteur, c'est l'importance des compensations industrielles proposées par les Coréens dans un contexte où les Polonais souhaitent ardemment faire monter en puissance leur propre industrie de défense.

J'aimerais maintenant revenir sur la seconde conséquence du conflit pour la BITDE, à savoir l'implication croissante de l'UE en matière de politique industrielle.

Avant la guerre en Ukraine, ce rôle était assez restreint et se limitait principalement à deux axes : l'harmonisation du marché intérieur de défense à travers les procédures de passation de marché, qui a abouti à des résultats plutôt mitigés ; le soutien à la recherche et au développement à travers le Fonds européen de la défense (FED). Plus d'une centaine de projets ont été sélectionnés et nous pouvons nous réjouir que les industriels français soient à ce jour les premiers bénéficiaires de ce dispositif. Plusieurs personnes auditionnées ont cependant mis en exergue un certain nombre de lacunes du FED : des critères de sélection pas toujours très lisibles, un risque de saupoudrage de crédits sur de trop nombreux projets avec des acteurs trop nombreux, une perspective capacitaire pas toujours évidente, une remise en compétition systématique à chaque nouvelle phase des projets. Ce sont les principaux griefs émis à l'encontre du FED.

Depuis la guerre en Ukraine, l'action de l'UE ne s'est plus limitée au soutien à la R&D et a investi d'autres champs de la politique industrielle, avec notamment plusieurs dispositifs d'urgence qui ont été mis en place ces derniers mois.

Le plan munitions de mars 2023 constitue le premier de ces dispositifs d'urgence. Son objectif était de livrer un million d'obus à l'Ukraine en un an. Si l'objectif n'a pas été atteint (environ 500 000 munitions ont été livrées dans le cadre de ce dispositif), cela ne doit pas masquer l'augmentation notable de la capacité de production des munitionnaires européens qui a doublé en un an. Nous sommes aujourd'hui capables de produire collectivement un million de munitions par an, avec l'objectif d'atteindre deux millions d'ici fin 2025.

Pour soutenir cette augmentation de la capacité de production de munitions, l'UE a créé le dispositif « acte de soutien à la production de munitions » (ASAP) qui subventionne à hauteur de 500 millions d'euros des actions pour réduire des goulets d'étranglement dans le domaine des poudres et des explosifs. Même si le montant n'est pas à la hauteur de l'enjeu, le dispositif ASAP doit être salué car il répond à un véritable enjeu dans le contexte stratégique actuel.

Enfin, l'UE a créé un troisième mécanisme dit Edirpa (règlement visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes), dont l'objectif est d'inciter aux acquisitions conjointes d'équipements militaires par au moins trois États membres. Edirpa pêche cependant par la faiblesse de son budget (300 millions d'euros) et par la lenteur de sa mise en oeuvre. En outre, les produits qui peuvent bénéficier des financements d'Edirpa peuvent intégrer jusqu'à 35 % de composants hors UE. Cela peut répondre à une forme d'urgence, mais ce n'est pas forcément cohérent avec la volonté de renforcer l'autonomie stratégique européenne.

Au-delà de ces dispositifs d'urgence, la Commission européenne veut désormais passer à un soutien structurel et pérenne de l'industrie de défense en Europe. Tel est l'objet de la stratégie pour l'industrie de défense européenne publiée en mars. Cette stratégie est déclinée dans le projet de règlement dit « programme européen d'investissement dans le domaine de la défense » ( european defence industry programme – Edip) qui pourrait être adopté d'ici la fin de l'année 2024.

Cette stratégie est une véritable rupture dans la mesure où l'UE propose de créer de nouveaux instruments et de nouveaux vecteurs, tels qu'un mécanisme européen de ventes militaires inspiré du FMS américain. Elle propose également d'instaurer un conseil de préparation industrielle dans le domaine de la défense ainsi qu'une nouvelle structure juridique pour soutenir les coopérations industrielles, et d'établir des mesures d'urgence en cas de crise d'approvisionnement.

Cependant, cette nouvelle ambition de l'UE soulève de nombreux points de vigilance. Il faudra veiller en premier lieu à ce que le financement soit à la hauteur de l'enjeu. Aujourd'hui, ce n'est pas vraiment le cas puisque seulement 1,5 milliard d'euros sont fléchés dans le cadre d'Edip entre 2025 et 2027.

Ensuite, il y a un véritable enjeu en termes de gouvernance, s'agissant de l'articulation entre les nouveaux acteurs institués par Edip et ceux déjà existants. Le risque est grand de créer une nouvelle « usine à gaz », alors que le paysage institutionnel de l'Europe de la défense gagnerait à être rationalisé.

Enfin, le troisième et dernier enjeu est le risque de communautarisation rampante de la politique de défense. Il existe en effet une tentation de la Commission de s'arroger de nouveaux pouvoirs à la lisière ou en marge des traités, à la faveur de l'augmentation de financements européens au financement de l'industrie de défense. Nous pensons donc qu'il convient de surveiller cette tendance de très près, notamment dans un contexte où la création d'un commissaire européen de la défense ou à l'industrie de défense est évoquée.

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