Nous avons identifié quatre grandes faiblesses structurelles de l'industrie de défense en Europe.
La première faiblesse est bien connue, c'est sa fragmentation. L'industrie de défense européenne n'existe pas, il n'existe que des industries de défense en Europe. Cette fragmentation se matérialise de plusieurs manières.
Tout d'abord, la plupart des champions européens manquent de taille critique par rapport à leurs grands concurrents, notamment américains. Ainsi, les trois premières entreprises américaines de défense génèrent plus de chiffre d'affaires que toutes les entreprises européennes classées dans le top 100 mondial des entreprises de défense. Il n'y a qu'une seule société européenne dans les dix premières entreprises de défense au monde, elle est britannique.
La seconde caractéristique de cette fragmentation est la forte duplication des systèmes d'armement. L'Europe compte près de 180 types d'armements militaires majeurs contre 30 pour les États-Unis. Cette duplication s'explique par un trop grand nombre d'industriels européens qui interviennent sur les mêmes segments capacitaires. Non seulement nous investissons collectivement moins que les États-Unis dans nos équipements militaires, mais en outre cet investissement est dispersé sur de multiples plateformes. Cette dispersion est préjudiciable sur le plan opérationnel et sur le plan économique.
Cette fragmentation de l'industrie de défense se matérialise aussi par l'hétérogénéité des modèles de base industrielle et technologique de défense (BITD) nationales. Le modèle français d'une BITD qui équipe de façon souveraine son armée sur l'ensemble du spectre capacitaire, ce modèle d'une BITD pourvoyeuse d'autonomie stratégique, est tout à fait singulier en Europe. Au Royaume-Uni et en Allemagne, l'industrie de défense obéit à une logique plus économique que stratégique. Par conséquent, ces pays ont davantage recours aux importations d'équipements militaires que nous et l'État est très généralement moins présent au capital.
Outre sa fragmentation, l'industrie de défense en Europe souffre de décennies de sous-investissement. C'est sa seconde faiblesse structurelle et je souhaiterais mettre en exergue trois éléments importants.
Remettre en marche de lignes de production réduites a minima pendant des années du fait de l'absence de commandes étatiques prend beaucoup de temps. Aujourd'hui, MBDA tente de passer sa production de missiles Mistral de 20 à 40 par mois. C'est un effort louable, mais il faut rappeler que dans les années 1990, avant l'arrêt de la chaîne, la capacité de production était de 400 missiles par mois selon une personne auditionnée.
Ces années de sous-investissement ont surtout affecté les capacités de production des sous-traitants de la supply chain. Pour rappel, il y a environ 4 000 entreprises en France qui travaillent dans le secteur de la défense indépendamment des grands ensembliers. La fragilisation de la supply chain constitue un des grands défis à relever pour produire plus et plus vite.
Par ailleurs, nous avons commis deux grandes erreurs stratégiques dans ce contexte de sous-investissement, dont nous payons le prix aujourd'hui. Il s'agit, d'une part, de l'abandon au niveau national de certaines compétences critiques telles que la filière poudre et, d'autre part, de la promotion d'un modèle basé sur les flux tendus et l'optimisation des stocks qui a obéré durablement la capacité des industriels à remonter en puissance.
Le sous-financement de l'industrie de défense européenne, et notamment de ses petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI), constitue sa troisième faiblesse structurelle. Même s'il y a des améliorations au niveau national, avec notamment la création du « référent défense » au sein des grandes banques, la situation est encore loin d'être parfaite. De plus, le financement en capital des PME et ETI de défense souffre de la réticence très forte des investisseurs institutionnels, qu'ils justifient par le risque réputationnel et les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).
Au niveau européen, une étude récente de la Commission européenne souligne que deux tiers des PME-ETI de défense sondées connaissent des difficultés pour se financer en capital. La moitié connaît des difficultés de financement bancaire, contre 6,6 % des PME en moyenne en Europe. Le secteur de la défense rencontre donc bien des difficultés particulières. Il s'agit d'un problème majeur qui obère significativement la montée en puissance de ces PME-ETI car sans possibilité de financement extérieur, les investissements dans l'outil de production reposent exclusivement sur les seuls fonds propres.
Enfin, la quatrième faiblesse identifiée réside dans la dépendance de l'industrie de défense envers des pays tiers pour ses approvisionnements stratégiques et dans son exposition aux menaces hybrides. Il faut avoir conscience que l'exploitation de ces dépendances est devenue une véritable arme dans les mains de nos compétiteurs stratégiques, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine. Ainsi, la Chine joue un rôle majeur dans les goulets d'étranglement que connaît actuellement la filière obus en Europe. De même, la dépendance des industriels de l'aéronautique au titane russe est critique. En outre, plusieurs événements récents montrent que notre industrie de défense est susceptible de devenir la cible d'actes de sabotage physiques de la part de nos compétiteurs stratégiques.
Ces faiblesses structurelles s'inscrivent au surplus dans un contexte où la compétition entre entreprises européennes de la défense est très forte et a même tendance à s'accroître. Cela tient tout d'abord à la faiblesse de la coopération industrielle. Malgré certaines avancées récentes, seulement 18 % des dépenses d'investissement des États membres sont effectuées de manière collaborative, contre un objectif de 35 %. Ce déficit de coopération industrielle a selon nous pour principale cause les difficultés rencontrées par les programmes de coopération eux-mêmes. Les délais excessifs de ces programmes de coopération peuvent être cités au titre de ces difficultés, de même que les exigences de retour sur investissement des pays participants pour leurs propres industriels. Par ailleurs, la plus-value des coopérations en termes d'harmonisation capacitaire est trop souvent réduite par la volonté des États membres de développer des spécifications purement nationales.
Outre les difficultés rencontrées par les programmes en coopération, la forte concurrence intra-européenne est également liée à l'affirmation de stratégies nationales non coopératives. Le spatial européen en est la première victime.
La réaffirmation des stratégies nationales concurrentes en Europe concerne en premier lieu l'Allemagne. Trois projets de coopération franco-allemands ont été torpillés par l'Allemagne : l'avion de patrouille maritime ( maritime airborne warfare system – MAWS), le standard 3 de l'hélicoptère Tigre et le projet d'artillerie du futur ( common indirect fire system – CIFS).
Il faut aussi signaler le projet de bouclier antimissile european sky shield initiative (ESSI) où l'Allemagne a pleinement su tirer parti du Framework Nation Concept de l'Otan pour s'imposer comme Nation-cadre de ce projet qui rassemble 21 États. Je rappelle que la France n'a pas été associée à ce projet et que celui-ci promeut des systèmes israéliens et américains alors même que notre système franco-italien de défense sol-air SAMP-T aurait pu répondre aux besoins allemands.
À la faveur de la guerre en Ukraine, l'Allemagne porte en outre une stratégie de pénétration des marchés de défense des pays de l'Europe de l'Est et des pays baltes. Cette stratégie d'influence s'appuie notamment sur le projet de déployer une brigade en Lituanie, qui a fortement marqué les esprits dans ces pays à la recherche de réassurance stratégique.
L'Allemagne développe dorénavant une véritable stratégie industrielle de défense pour étendre sa sphère d'influence en Europe. Cela tend à accroître encore davantage la logique compétitive aux dépens de la logique coopérative.