Je vous remercie, Monsieur le président, pour votre introduction. Cette mission a été dense et passionnante, car elle nous a permis de nous pencher sur des enjeux stratégiques actuels et sur les défis que notre continent doit relever. L'Europe se trouve à un tournant de son histoire.
La guerre en Ukraine marque évidemment la fin des illusions collectives qui nous ont bercés depuis la chute du mur de Berlin : l'illusion d'un monde durablement pacifié sous l'effet d'une sorte de mondialisation heureuse ; l'illusion d'un monde où l'Europe imposerait un modèle de démocratie libérale par la seule attractivité de son soft power fondé sur le marché et le droit ; l'illusion d'un monde où il n'était plus nécessaire d'investir dans son outil de défense compte tenu de la disparition durable – pensait-on – de toute menace existentielle sur notre continent ; l'illusion, enfin, d'un monde où l'aggravation de nos dépendances stratégiques nous était presque indifférente parce que seul comptait sans doute le bien-être du consommateur érigé en horizon ultime des politiques européennes.
La guerre en Ukraine a sonné comme un réveil brutal pour nous, les Européens. Nous avons pris conscience que pendant que nous nous glorifiions des dividendes de la paix, nos compétiteurs se réarmaient massivement. Les dépenses de défense de la Chine ont augmenté de 600 % entre 1999 et 2021 et celles de la Russie de 300 %, alors que celles de l'Europe n'ont augmenté que de 20 %. Nous avons pris conscience que nos dépendances industrielles, énergétiques et alimentaires constituaient autant de sources de vulnérabilités vis-à-vis de nos compétiteurs. Enfin et surtout, nous avons constaté que des décennies de sous-investissement dans notre outil de défense avaient un prix, en l'espèce l'incapacité d'assumer la sécurité collective de notre continent. L'inadéquation de notre soutien à l'Ukraine l'illustre de façon dramatique. Soutenir l'Ukraine sans affaiblir nos propres armées, telle est l'équation presque insoluble qu'a dû affronter chaque dirigeant européen en raison de la réduction drastique des stocks de nos armées.
Dans ce contexte, l'Europe a deux options. Nous pouvons continuer à déléguer notre sécurité et donc aussi notre prospérité aux États-Unis. Les budgets de défense sont certes en hausse, mais l'Europe se réarme essentiellement à l'heure américaine. Cela revient à aggraver la tutelle américaine et à jouer notre sécurité aux dés à chaque élection américaine. Cela revient aussi à ce que les contribuables européens financent les emplois américains dans l'industrie de défense. Or l'épargne collective européenne largement investie dans des fonds de pension outre-Atlantique finance significativement l'économie américaine et l'Europe devient de plus en plus dépendante du gaz américain. Épargne, gaz et maintenant défense, sont les trois piliers d'une dépendance aux États-Unis qui pourrait devenir durable si nous n'y prenons pas garde.
L'Europe peut aussi choisir – c'est l'option que nous privilégions – d'entamer une mue stratégique et réinvestir avec vigueur sa dimension militaire et de puissance pour construire une véritable autonomie stratégique.
Faut-il parler d'autonomie stratégique européenne, expression franco-française, ou d'autonomie stratégique en Europe ? Peu importe dès lors que nous nous accordons sur les objectifs communs qu'il nous revient de fixer. Il s'agit d'être en mesure de peser sur la sécurité de notre continent pour faire face collectivement à un double défi : à court terme, le défi du soutien à l'Ukraine ; à moyen terme, le défi de l'ambition impérialiste de la Russie dans son combat contre l'Occident global.
Dans ce contexte de l'affirmation d'une Europe puissance, l'industrie de défense a un rôle majeur à jouer. Or la guerre en Ukraine a révélé les carences de l'industrie de défense en Europe. En raison de décennies de sous-investissement et de la baisse des commandes étatiques, les industries de défense européennes n'ont pas été capables de répondre efficacement aux enjeux posés par le soutien à l'Ukraine, à savoir le recomplètement rapide des capacités cédées à l'Ukraine et la livraison de munitions et d'équipements au bénéfice direct de l'Ukraine. L'incapacité de l'industrie de défense européenne à livrer rapidement les matériels demandés explique également que les pays européens se soient tournés vers des pays tiers pour leurs approvisionnements en équipements militaires.
Nous militons donc pour un véritable changement de paradigme de l'industrie de défense européenne. Elle ne peut plus continuer à fonctionner comme elle l'a fait pendant des décennies avec des séries de production limitées, des stocks presque inexistants, une tendance à la sur-spécification des équipements, une indifférence aux délais de livraison, et des coopérations industrielles qui ont pour seul but de faire monter en compétences les industries des pays coopérants.
Le changement de contexte stratégique exige une révolution copernicienne de l'industrie de défense en Europe. Il en va de la crédibilité de notre soutien à l'Ukraine et de notre capacité de découragement à l'égard de la Russie. La profondeur de notre industrie de défense constitue en effet un outil de dissuasion en soi. Nous devons faire de notre base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) un outil de dissuasion économique et industriel pour « gagner la guerre avant la guerre » selon l'expression du chef d'état-major des armées. En outre, tant que les pays européens achèteront auprès des États-Unis, ils ne seront pas maîtres des conditions d'emploi et d'export de leurs matériels.