Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir convié à aborder devant vous un sujet majeur pour la sécurité de nos concitoyens et pour l'activité des services. Je suis accompagné de M. Yvan Carbonnelle, conseiller contre-terrorisme de la CNRLT. Membre de la gendarmerie nationale, il a été en poste à la DGSI et à l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat).
Je vous prie de bien vouloir excuser le préfet Mailhos, retenu auprès du Président de la République pour un Conseil de défense, prévu ce jour à onze heures.
La récente décision de rehausser la posture Vigipirate au niveau « urgence attentat », qui est la plus haute graduation du plan, fait suite à l'attentat du Crocus City Hall, dans la banlieue de Moscou, le 22 mars dernier. Elle s'explique aussi par l'échéance du 8 mai, jour de l'arrivée de la flamme olympique à Marseille, qui cheminera jusqu'à l'ouverture des Jeux olympiques et paralympiques (JOP).
La CNRLT n'est pas un service de renseignement. Elle est composée de femmes et d'hommes issus des services de renseignement. Nous sommes tous aguerris à la matière « Rens » mais, sitôt nommés à la CNRLT, nous quittons nos habits d'officiers de renseignement pour nous placer au service de la coordination.
La CNRLT est une structure de coordination. Aux six services du premier cercle rappelés par M. le président de la commission, il faut ajouter les quatre services du second cercle : la Direction nationale du renseignement territorial (DNRT), qui a peu ou prou le même périmètre que les anciens Renseignements généraux (RG) et est fortement présente dans la lutte contre la radicalisation et le contre-terrorisme de premier niveau ; le Service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), qui relève du ministère de la justice ; la sous-direction de l'anticipation opérationnelle (SDAO) de la gendarmerie nationale ; la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP).
Ces dix services forment la communauté nationale du renseignement. La CNRLT est chargée d'en coordonner l'activité. Elle a un autre rôle majeur : conseiller le Président de la République, sur la base des productions des services des deux cercles et des travaux que nous entreprenons avec eux.
Les services travaillent à partir de capteurs classifiés secret défense ou très secret défense. Tout ce que je dirai au cours de la présente audition est issu de la production des services et présente comme tel un caractère sensible. M. Carbonnelle et moi-même sommes habilités et soumis au secret défense ; nous ne pourrons pas répondre à toutes les questions.
Dès sa création en 2014, la DGSI a été désignée chef de file de la lutte antiterroriste. En dix ans, la France a subi vingt-quatre attentats aboutis. Vingt attentats ont échoué (mais ont pu occasionner des blessés) ; soixante-quatorze ont été déjoués avant leur exécution. Le bilan des victimes est lourd : 265 morts et près de 1 200 blessés.
Les services suivent, au titre de la radicalisation, un peu plus de 5 000 individus, qui sont inscrits au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Ce fichier de référence, tenu par les services, fait l'objet d'un suivi attentif. Les personnes qui y sont inscrites sont prises en charge, à un degré ou un autre, par l'un des dix services de renseignement, notamment la DGSI, la DNRT et la DRPP.
Depuis 2020, la France a subi dix attentats, qui ont fait onze morts et seize blessés. Leur dynamique est distincte de celle ayant prévalu en 2015 et en 1995. La menace d'alors provenait de l'extérieur du territoire. Elle était le fait de profils très aguerris – le groupe islamique armé (GIA) algérien en 1995, les filières syriennes en 2015. Les modes opératoires étaient complexes – des engins explosifs en 1995, des ceintures explosives associées à l'usage d'armes à feu en 2015.
Les dix attentats commis depuis 2020 – six en 2020, un en 2021, un en 2022 et deux en 2023 – l'ont tous été par un seul auteur, dont l'âge moyen était vingt-cinq ans. La moitié d'entre eux sont de nationalité étrangère ; six présentent des troubles du comportement. Tel est d'ailleurs le cas d'environ 20 % des 5 000 personnes inscrites au FSPRT. Cette donnée est importante dans la perception de la dangerosité et de la capacité de passer à l'acte des auteurs, dont les critères ne s'inscrivent pas dans un raisonnement.
S'agissant du mode opératoire, il s'agit d'armes blanches dans huit cas sur dix, d'un assassinat à mains nues – celui d'Yvan Colonna en prison – et d'une attaque à la voiture bélier. Six attentats sur dix ont eu lieu en région parisienne, trois dans le quart sud-est et un dans le Nord, à Arras. Trois attentats ont visé des cibles indiscriminées dans l'espace public, deux ont ciblé des forces de l'ordre, deux des personnels de l'éducation nationale. Un attentat a visé un lieu de culte, un autre les anciens locaux de Charlie Hebdo, un autre a été commis en détention – l'affaire Elong Abé.
Pendant dix-neuf mois, il n'y a pas eu d'attentat en France. Le 13 octobre dernier, la série a repris lorsqu'un jeune radicalisé d'origine nord-caucasienne, plus précisément ingouche, Mogouchkov, âgé de vingt ans seulement, a assassiné un enseignant, Dominique Bernard, dans un lycée d'Arras. Cet attentat est le quatrième visant un établissement scolaire depuis 2012, après celui commis en 2012 à Toulouse par Mohammed Merah, l'agression à la machette d'un professeur de confession juive par un mineur à Marseille en 2016 et l'assassinat de Samuel Paty en octobre 2020 par Anzorov, lui aussi membre de la communauté caucasienne.
Le second attentat de 2023 est celui du pont de Bir-Hakeim, commis le 2 décembre. Son auteur, Armand Rajabpour-Miyandoab, avait vingt-six ans. Affilié à l'État islamique, présentant un profil psychologique instable, il est récidiviste. Condamné en 2018 pour des actes de terrorisme, il était sorti de prison en 2020. Il s'agit du seul cas de récidive.
Ces deux attentats commis après le 7 octobre sont inséparables du conflit israélo-palestinien, qui a aussi provoqué une tentative déjouée par la DGSI début mars. Un Égyptien d'une soixantaine d'années souhaitait s'en prendre à des fidèles sur le parvis de Notre-Dame de Paris. Sa motivation était ce qu'il appelle la répression israélienne contre le Hamas.
L'attentat commis à Bruxelles le 16 octobre l'a été par un ressortissant tunisien revendiquant de façon affirmée son affiliation à l'État islamique. Les deux victimes sont des Suédois, visés comme tels et identifiables aux maillots de football qu'ils portaient. La motivation de l'auteur était liée aux autodafés du Coran commis en Suède quelques mois auparavant. De façon générale, le thème du blasphème, en lien avec les autodafés, est très prégnant dans la menace terroriste et les motivations d'attentats.
La conjugaison de ces éléments a augmenté le niveau de la menace. Constante depuis 2015, celle-ci n'avait jamais atteint un tel niveau d'intensité depuis 2020, lorsque trois événements majeurs ont eu lieu en cinq semaines : l'attaque des anciens locaux de Charlie Hebdo, liée à une nouvelle publication de caricatures, l'assassinat de Samuel Paty et l'attentat visant la basilique de Nice. Le plan Vigipirate avait été rehaussé au niveau « urgence attentat ».
J'aimerais préciser le vocabulaire employé par les services de renseignement pour caractériser les menaces. Une menace projetée provient de l'étranger. Il s'agit d'un commando venant commettre un attentat sur notre territoire, comme en 1995 et en 2015. Une menace activée ou impulsée est le fait de groupuscules et de réseaux commettant un attentat pour le compte d'une organisation extérieure, par exemple l'État islamique. Une menace inspirée résulte d'une démarche autonome inspirée par la propagande qui tourne énormément dans la djihadosphère. Une menace exogène arrive de l'extérieur ; une menace endogène naît dans le pays d'origine.