Je vous remercie pour cet ensemble de questions très complet. Concernant les crédits de recherche, l'ASN souhaite créer un programme dédié à la sûreté nucléaire, rassemblant le budget de l'ASN et la partie du budget de l'IRSN venant en appui à l'ASN, soit 25 à 30 % de notre budget total. Nous ne sommes pas favorables à cette proposition parce qu'elle nous semble contraire à l'esprit qui a présidé à la création de l'Institut, à savoir en faire un organisme qui est expert de l'ensemble des risques liés aux rayonnements ionisants. Cette approche permet de favoriser la multidisciplinarité et la transversalité. Il nous semble que la construction d'un tel programme budgétaire reviendrait à cloisonner l'expertise à destination de l'ASN au sein d'un nouvel ensemble ; elle rendrait par ailleurs la gestion de l'Institut beaucoup plus rigide et supprimerait de la flexibilité. Nous n'y sommes pas favorables pour des raisons de principe, sans parler des questions pratiques. Si chaque client de l'IRSN faisait de même, la gestion deviendrait extrêmement compliquée. En effet, nous avons énormément de demandeurs et toute institution publique est légitime à nous demander des analyses sur le risque lié aux rayonnements ionisants. Par ailleurs, je note que nos commanditaires, notamment l'Autorité de sûreté nucléaire, se disent aujourd'hui pleinement satisfaits du travail que nous conduisons pour leur compte. Les ministères de tutelle de l'IRSN, que j'avais saisis de ce sujet, m'ont confirmé par écrit qu'ils étaient en phase avec la position de l'IRSN, comme la Cour des comptes.
Nous partageons en revanche la volonté d'offrir au Parlement une visibilité sur l'ensemble de ce qui est dépensé par l'État, par les budgets publics, au titre de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Mais d'autres outils que les programmes le permettent, notamment les jaunes budgétaires. Le sénateur Berson avait précisément proposé d'en consacrer un à ce domaine, tant il est important, comme nous le constatons en observant les débats qui se multiplient actuellement. S'il est bon d'avoir une vision globale, il nous semble en revanche qu'entrer dans la logique de l'ASN serait contraire à la philosophie et aux principes de construction du système de contrôle conçu il y a 20 ans – système auquel l'Office a beaucoup contribué.
Votre deuxième question avait trait aux risques de voir des retombées radioactives en Ukraine. Nous avons rendu publiques les simulations que nous avons faites quant à leur impact potentiel. Plus que l'impact direct d'un missile, le risque qui nous semble le plus important est la perte d'alimentation électrique dans les centrales. Nous nous sommes concentrés sur ce sujet. En incluant dans nos calculs les enseignements de Fukushima, nous constatons que, selon l'ampleur de l'accident, les conséquences locales pourraient aller de quelques kilomètres à une centaine de kilomètres, en Ukraine. Les conséquences en France resteraient extrêmement limitées.
Au-delà de ces évaluations que nous avons rendues publiques, nous avons été questionnés sur un certain nombre de sujets, notamment sur la situation à Tchernobyl. La situation à Tchernobyl a attiré l'attention parce qu'une dimension symbolique forte est attachée à ce site. Il n'en reste pas moins qu'en termes de risques potentiels, l'enjeu est beaucoup plus faible que pour la centrale de Zaporijjia ou les autres centrales en fonctionnement en Ukraine, pays qui compte 15 réacteurs sur 4 sites. Le risque est beaucoup plus faible à Tchernobyl parce que 20 000 assemblages combustibles ont été retirés des trois réacteurs non accidentés et ont refroidi depuis 40 ans.
Nos simulations montrent qu'en cas de perte des alimentations électriques, donc du refroidissement de la piscine, la température de l'eau ne dépasserait pas 60 ou 70 degrés et l'absence d'ébullition ferait que les combustibles ne se dégradent pas. Ces calculs concordent avec ceux de nos collègues ukrainiens. Nous avons aussi suivi la radioactivité dans l'environnement. Il y a eu un certain nombre d'interruptions de mesures, mais nous n'avons pas noté d'évolution importante. Quelques augmentations, aux alentours de Tchernobyl, au début de l'invasion, ont été mises sur le compte des mouvements locaux de troupes. C'est possible et il est difficile d'être plus précis sans être sur place. Il y a aussi des débats sur une irradiation sévère de soldats russes. Il est probable que certains soldats russes, notamment ceux qui ont participé à des travaux de terrassement, ont reçu des doses importantes, mais pas au point de causer des syndromes d'irradiation aiguë. À moins que, par malchance, ils aient creusé à un endroit où il y a des déchets. Ceci n'est pas à exclure car la zone d'exclusion de Tchernobyl compte un certain nombre d'endroits où des déchets sont enterrés.
Pour répondre à Monsieur Fugit sur le coût d'Iter, nous ne suivons pas les budgets. Nous avons l'habitude de dire que la sûreté n'a pas de prix, mais qu'elle a un coût. Par contre, nous suivons Iter en termes de sûreté. Iter utilise du tritium. Actuellement, l'inventaire, c'est-à-dire la quantité de tritium présente dans l'installation elle-même, dans l'anneau, est faible. Pour nous, l'enjeu de sûreté associé à l'installation elle-même est limité. Il porte davantage sur l'entreposage de tritium à proximité, puisque les quantités de tritium y sont considérables. Elles se mesurent en kilogrammes, mais le sujet est important au regard de l'activité du tritium qu'elles représentent. C'est un isotope d'hydrogène qui se faufile partout.
Le vrai sujet pour nous est plutôt la santé au travail sur Iter. Pour des raisons liées à la technologie choisie, une couverture à l'intérieur du réacteur est en béryllium. Or c'est un cancérogène bien identifié. L'IRSN a élaboré un document sur le sujet, qui est public. Je peux le transmettre à l'Office s'il est intéressé. Pour nous, les sujets de sûreté commenceront au stade du démonstrateur, c'est-à-dire à l'étape suivante, dont il est déjà question dans un certain nombre d'instances internationales ; en effet, les débits de dose et les quantités de substances radioactives seront bien plus importants. D'ailleurs, notre message aux enceintes internationales consiste à dire qu'il faut intégrer le plus tôt possible cette dimension de sûreté dans le futur démonstrateur.
S'agissant des essais nucléaires en Polynésie, plusieurs centaines d'essais aériens ont eu lieu dans les années 1960, réalisés par de nombreux pays. L'élément radioactif créé par ces essais que l'on peut encore mesurer est le césium 137. L'IRSN fait des mesures dans l'environnement et j'ai évoqué tout à l'heure les constats radiologiques régionaux et les études radiologiques de site. Nous mesurons le césium 137 présent dans l'atmosphère et ces mesures sont disponibles sur le site de l'IRSN. Cependant, nous ne savons pas discriminer le césium qui vient des essais nucléaires de celui qui vient de Tchernobyl, qui sont deux grands contributeurs. Les deux hémisphères n'ont pas tout à fait les mêmes concentrations parce qu'ils sont assez bien séparés en matière de circulation des masses d'air, mais, dans chaque hémisphère, la quantité de césium 137 est relativement homogène. L'année dernière, nous avons connu un épisode de vent saharien amenant de la radioactivité. Cette radioactivité n'était pas spécifique aux essais conduits dans le Sahara. Elle était le résultat de cette contamination moyennée dans l'atmosphère, dans l'hémisphère nord, qui se dépose sur le sable. Dans des conditions météorologiques très particulières, ce sable est soulevé et quand il traverse la Méditerranée, les plus lourds aérosols s'arrêtent et les plus fins restent, ce qui conduit à augmenter la concentration de césium. Il avait été mesuré une augmentation d'un facteur 10 par rapport à la moyenne. Pour mémoire, lors de l'accident de Tchernobyl, en France, la concentration de césium était de 10 millions de fois la valeur actuelle.
Le baromètre est un outil que l'IRSN développe depuis 30 ans. Il porte sur la perception des risques et de la sécurité par les Français. Ce baromètre ne se limite pas au risque radiologique, mais concerne tous les risques. L'intérêt est d'avoir une vision sociologique de la perception de l'ensemble des risques par les Français. Non seulement le document est public, mais, dans une démarche d' open data, les données brutes des enquêtes sont aussi accessibles. Si des personnes veulent faire leurs propres croisements et recoupements de données, c'est-à-dire tirer des enseignements que nous n'avons pas choisi de tirer, elles peuvent le faire. Votre précision, Monsieur Fugit, est très importante : la dernière enquête a été réalisée en novembre et ne montre donc que la perception à cette époque.
Nous constatons que la préoccupation principale des Français est la santé, à la suite du Covid, sachant que son niveau est en baisse par rapport à l'année dernière. Le dérèglement climatique, pour lequel la valeur recensée a augmenté de 5 points en un an, arrive à égalité pour la première fois, puis viennent l'insécurité à 15 %, la grande pauvreté et l'exclusion à 13 % et l'instabilité géopolitique à 11 % – préoccupation qui devrait être à un niveau plus élevé dans l'enquête de novembre prochain.
Nous avons d'ailleurs déjà constaté des variations par le passé. En septembre 2002, des épisodes cévenols ont conduit à 23 décès dans quatre départements du sud de la France ; en novembre de la même année, la perception du risque d'inondation était montée très haut, avant de retomber à son niveau habituel après quelques années. En 2015, le même phénomène s'est produit avec les attentats, qui ont eu lieu quelques jours ou quelques semaines avant l'enquête. Un autre enseignement est intéressant par rapport au débat que vous soulevez, Monsieur Tanguy, puisque l'enquête montre que 64 % des Français conservent une confiance dans les institutions scientifiques ; en 2020, une légère baisse était apparue, liée à la pandémie et nous constatons en 2021 une remontée de 3 points par rapport à l'année dernière. Les Français sont confiants aussi dans les experts, puisque 54 % d'entre eux ont une bonne opinion d'eux. Ceux qui en ont une mauvaise sont peu nombreux, à hauteur de 8 %.
Sur le nucléaire, quelques chiffres sont intéressants. On relève notamment une évolution. Nous posons traditionnellement la question des arguments pour et contre. Le premier argument pour est l'indépendance énergétique à 36 %, suivi par le coût à 22 % et les gaz à effet de serre à 17 %. Le premier argument contre est la gestion des déchets à 35 %, suivi du risque d'accident à 20 % et du coût à 12 %. Parmi les questions sur la perception du nucléaire par les Français, la question suivante a été posée : la construction du parc nucléaire a-t-elle été une bonne chose ? Cette année, en novembre, la part des réponses favorables est 60 %, soit une augmentation de plus de 7 points par rapport à l'année dernière. Nous ne sommes pas capables de le corréler scientifiquement avec l'évolution du dérèglement climatique, mais nous ne pouvons pas ne pas faire le rapprochement. Nous avons également posé la question : êtes-vous favorable à la construction de nouvelles centrales ? Le niveau de réponses positives s'établit à 44 % cette année, en augmentation de 15 points sur un an. Êtes-vous contre la fermeture des centrales ? La hausse est également de 14 points, pour arriver à un total de 46 %. C'est un indicateur qu'il faudra suivre.
Monsieur Piednoir, la corrosion sous contrainte est un sujet sérieux parce que les défauts liés à la corrosion sous contrainte peuvent évoluer très rapidement. Contrairement à la fatigue thermique dont nous pouvons suivre facilement l'évolution car elle est régulière, la corrosion sous contrainte peut mettre 15 ans, voire 20 ans à apparaître, mais elle peut ensuite se propager très vite. Elle est la conjonction de trois caractéristiques : la qualité des matériaux, un agresseur chimique et des contraintes. C'est un sujet très sérieux. Ces défauts sous contrainte n'étaient pas attendus. D'ailleurs, ils n'ont pas été découverts par des contrôles recherchant spécifiquement la corrosion sous contrainte, mais par des contrôles recherchant la fatigue thermique car l'inox austénitique est un matériau qui est censé être résistant à la corrosion sous contrainte. C'était donc une surprise. Dans la durée, l'un des objectifs que doit poursuivre EDF est de développer un système de contrôle disruptif spécifique.
Sommes-nous trop pointilleux ? La question renvoie à la structuration du parc français. Le parc est très standardisé, ce qui veut dire que lorsqu'un événement apparaît sur un réacteur, il faut s'interroger tout de suite pour savoir s'il ne concerne pas les 58 autres réacteurs. Par ailleurs, la production électrique dépendant beaucoup du nucléaire en France. Une telle dépendance est assez spécifique à la France et crée donc des enjeux sur l'état des réacteurs. Quand ce phénomène est apparu, nous avons contacté nos homologues étrangers, mais, dans les bases de données, ce phénomène est très peu fréquent. Je crois que nous avons trouvé 150 cas, ce qui reste un phénomène peu fréquent. Dans nos travaux actuels, nous essayons de comprendre l'origine de cette corrosion sous contrainte. Elle est à la fois due à un phénomène dit de bras mort, c'est-à-dire d'eaux un peu stagnantes, et à des contraintes liées apparemment à la géométrie des tuyauteries, ce qui orienterait ce problème, d'après la position d'EDF aujourd'hui, vers le palier N4, les réacteurs les plus récents, et les plus récents des réacteurs de 1 300 MW, qu'on appelle le palier P'4. Pour ce dernier, la géométrie des lignes concernées est un peu compliquée et un peu longue.
Les rejets dans les cours d'eau et la sécheresse renvoient à la question de la canicule. Nous pouvons élargir le débat et parler des « agressions externes » que peuvent être les séismes, les incendies, les grands chauds, les grands froids ou les inondations. Les centrales nucléaires ont pris en compte ce sujet dès leur conception, mais de manière clairement insuffisante. Depuis leur création, les préoccupations sur ce sujet augmentent. Quelques épisodes, au milieu des années 1980, ont concerné la Loire, où de grands froids ont amené une prise en masse du fleuve. Cela pose un vrai problème de sûreté, puisqu'on ne peut plus alors pomper l'eau pour refroidir les installations. À la suite de cela, EDF a développé un programme « grand froid » que l'IRSN a expertisé. En 1999, l'inondation de la centrale du Blayais a conduit à une révision complète de la démarche inondation. Clairement, l'inondation du Blayais était un précurseur de l'accident de Fukushima. Les deux accidents ont d'ailleurs un point commun qui a tardé à être reconnu, à savoir qu'ils concernaient tous deux plusieurs réacteurs d'un même site, ce qui est assez caractéristique des agressions externes. D'ailleurs, quand nous avons fait le retour d'expérience de Fukushima, les conclusions tirées de l'inondation du Blayais n'ont pas dû être modifiées. Le travail mené au Blayais anticipait les conclusions tirées de l'accident de Fukushima.
Au milieu des années 2000, les canicules ont conduit à des plans « grand chaud ».
La canicule se traduit de plusieurs manières. Souvent, ces épisodes se passent à un moment où le niveau des eaux est faible. Se pose la question environnementale de l'impact sur le biotope, sur la vie dans les cours d'eau. L'IRSN n'intervient pas sur ce sujet, qui est géré par l'Autorité de sûreté nucléaire ; il intervient sur le sujet radioactif.
Le premier problème environnemental est d'éviter que l'eau se réchauffe trop : si c'est le cas, il faut arrêter le réacteur. Mais les grands chauds posent aussi un problème du point de vue de la sûreté. Un certain nombre d'équipements doivent fonctionner dans des gammes de températures ni trop basses ni trop hautes. Le plan « grand chaud » qu'a développé EDF a traité ce sujet. Dans le cadre de notre avis sur la prolongation d'exploitation des réacteurs de 900 mégawatts au-delà de 40 ans, nous avons demandé un renforcement de ces dispositions. Il peut prendre plusieurs formes : tantôt retenir des équipements qui résistent mieux aux températures, tantôt améliorer les échangeurs thermiques pour permettre d'obtenir des ambiances plus froides. En tout état de cause, si les températures sont trop élevées, des critères de sûreté conduiraient à l'arrêt du réacteur. En intégrant ce sujet dans une démarche plus large de dérèglement climatique, il est demandé aux opérateurs de nouveaux réacteurs d'intégrer cette perspective de long terme. Sur le réacteur en fonctionnement, cette question est observée tous les dix ans, à l'occasion des réexamens de sûreté.
Monsieur Tanguy s'interrogeait sur la manière dont les résultats scientifiques sont utilisés. La crédibilité associée aux scientifiques me semble être plutôt élevée. Nous poursuivons notre démarche d'ouverture à la société. Nous n'essayons pas de convaincre les gens ; nous essayons de leur donner des éléments pour qu'ils se fassent leur propre réflexion. Nous interagissons avec les commissions locales d'information. Ces structures de type Grenelle réunissent l'exploitant, les experts, les associations, les administrations et les élus. Je crois qu'il y en a 35 en France. Elles sont un lieu de débat et d'échanges. L'IRSN pratique, dans ces instances, le dialogue technique. Nous venons présenter nos démarches. Nous constatons que, dans ces instances et dans la société, les compétences se développent et nous avons un vrai débat technique. Il me semble que c'est la solution pour que les gens se forment leur propre philosophie. Certains seront cependant tout à fait pour, d'autres tout à fait contre ; il me paraît difficile de convaincre tout le monde.