Disons-le une bonne fois pour toutes : personne ne conteste que les règles actuelles doivent être révisées car elles comportent leur lot d'injustices. Mais le Conseil d'État a rappelé que le cadre juridique pouvait s'appliquer jusqu'à ce que soit élaboré le prochain statut et qu'un délai de dix-huit mois de report des élections provinciales, c'est-à-dire jusqu'en novembre 2025, n'était pas contraire à l'objectif de réforme institutionnelle globale. Pourquoi, alors, un tel empressement et vouloir changer la Constitution avant le 1er
Si l'on doit effectivement réfléchir, au nom du principe d'égalité auquel nul ne s'oppose, au dégel du corps électoral, la restriction a de fait, elle aussi, une nature constitutionnelle. Nous devons donc ici concilier plusieurs principes à valeur constitutionnelle. La restriction du corps électoral, temporaire et parce qu'elle s'inscrit dans un processus de décolonisation, autorise une dérogation aux principes d'égalité devant le suffrage. Elle a d'ailleurs été validée par la Cour européenne des droits de l'homme et, plus récemment, par la Cour de cassation dans un arrêt de juin 2023 : c'est la nécessaire prise en compte des spécificités locales.
Permettez-moi également de rappeler ici le point 5 de l'accord de Nouméa, intitulé « L'évolution de l'organisation politique de la Nouvelle-Calédonie » : « Tant que les consultations n'auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l'organisation politique mise en place par l'accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d'évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette ''irréversibilité'' étant constitutionnellement garantie. » Force est de constater que les consultations n'ont pas encore abouti à une nouvelle organisation politique. Il convient donc, dans l'attente et dans l'esprit de l'accord de Nouméa, de maintenir la forme actuelle, notamment les conditions d'accès à la citoyenneté calédonienne.
Or l'accès à cette citoyenneté, reconnue par la Constitution, est la conséquence de l'inscription sur les listes électorales provinciales. Si on touche au corps électoral et provincial, on touche à la citoyenneté. La réforme dont nous sommes aujourd'hui saisis n'est donc pas une simple réforme technique, puisqu'elle aura une influence sur l'identité commune. Eu égard à cette dimension, le dégel du corps électoral des élections provinciales ne peut donc être engagé indépendamment d'une réflexion d'ensemble, et donc d'un accord global. Nous ne pouvons pas retirer ainsi de la discussion et des négociations que nous appelons de nos vœux, l'un des piliers et des éléments déterminants de cette même discussion. L'ensemble des justifications du Gouvernement ne parvient donc ni à convaincre ni à justifier le caractère urgent de la réforme : rien n'empêche de maintenir le cadre électoral actuel.
Il n'est pas trop tard pour reprendre le chemin des discussions et écrire ensemble un destin commun, mais il faut agir vite. Deux conditions nous semblent essentielles. La première, c'est de suspendre le cheminement de cette réforme, ce que peut décider à tout moment le Gouvernement et ce qu'a pu laisser entendre hier le Président de la République – espérons que cette annonce sera suivie d'effet. Le législateur peut d'ores et déjà acter cette suspension en adoptant cette motion de rejet, qui n'empêchera pas l'examen ultérieur d'une réforme constitutionnelle enrichie et consensuelle. Seconde condition : l'État doit au plus vite retrouver son rôle d'intermédiaire impartial. C'est possible en lançant, sous la responsabilité du Premier ministre, une nouvelle mission du dialogue.
« Jamais personne, nous dit Édouard Philippe, ne s'est posé la question du domaine réservé du Premier ministre. Pourtant, depuis Rocard, une forme d'usage s'était installée et voulait que les Premiers ministres s'occupent du dossier de la Nouvelle-Calédonie. » Ces mots d'un ancien Premier ministre, le dernier à s'être véritablement saisi du dossier, ne sont pas sans importance pour comprendre la présente situation de blocage. La dimension interministérielle, l'invention d'un statut territorial sui generis, les enjeux culturels, sociaux et économiques entremêlés, la nécessité de rendre des arbitrages cruciaux et d'engager par sa parole l'ensemble du gouvernement : voilà autant d'ingrédients qui ont permis aux Premiers ministres successifs, lorsque ce dossier a été porté par Matignon, de développer une culture menant à la construction du consensus.
Il est donc urgent que le Premier ministre se saisisse du dossier. C'est d'ailleurs ce à quoi ont appelé les trois anciens Premiers ministres auditionnés ainsi que les présidents des groupes socialistes à l'Assemblée nationale et au Sénat. Ce faisant, ils ont rappelé la nécessité de mettre en place une mission du dialogue. De leur côté, les rapporteurs de la délégation aux outre-mer, dans le rapport d'étape sur la situation en Nouvelle-Calédonie, ont demandé que l'État mette en place une mission impartiale.
Pour que la méthode patiemment construite du consensus et du dialogue ne soit pas altérée par le vote d'une réforme constitutionnelle contre l'avis d'une partie des Calédoniens, nous avons demandé à plusieurs reprises au Gouvernement et la semaine dernière au Président de la République de suspendre l'examen du texte. Force est de constater que nous sommes aujourd'hui réunis pour en débattre et que nos interpellations n'ont pas eu le succès espéré. Il n'est pas trop tard pour que notre assemblée retrouve son esprit de responsabilité, surtout compte tenu de la situation en Nouvelle-Calédonie en ce moment même. À défaut de suspension de l'examen du texte, nous sommes contraints de vous appeler à la responsabilité en vous demandant d'adopter cette motion de rejet.
Permettez-moi de conclure en vous faisant part de l'inquiétude que suscitent en moi, au groupe Socialistes et apparentés – et, je pense, chez l'ensemble des parlementaires et des citoyens français – les faits qui se déroulent actuellement à Nouméa. Cette situation n'est pas inextricable : il est de notre responsabilité collective d'y mettre fin. Si vous n'adoptez pas la motion de rejet, j'espère à tout le moins que nos débats n'empêcheront pas un retour au calme et un accord, que nous souhaitons ardemment.