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Intervention de Général d'armée François Lecointre

Réunion du mercredi 20 mars 2024 à 16h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général d'armée François Lecointre, Grand chancelier de la Légion d'honneur :

Je me réjouis de revenir devant cette commission de défense de l'Assemblée nationale. Vous rappeliez cette ultime séance d'échanges, sous forme de transmission d'un héritage, pour évoquer des sujets qui, pour moi, étaient essentiels. Ils avaient guidé toute ma vie militaire et tout mon mandat de chef d'état-major des armées. Le thème rejoignait celui que vous me demandez de traiter : comment armer psychologiquement et moralement la société ?

J'avais pris mes fonctions de chef d'état-major des armées avec un mandat que m'avait accordé le Président de la République, qui consistait à réaffirmer la singularité militaire, qui avait été niée pendant plusieurs années avant qu'il arrive en fonction. Sans doute le fait de ne pas reconnaître la nécessité d'une telle singularité a-t-elle conduit à désarmer notre société et à éloigner des mentalités et des opinions publiques la perspective de la guerre qui, malgré tout, a toujours existé dans l'histoire des hommes. Elle doit servir à redresser, à renforcer et à réarmer, plus qu'à faire peur ou à tétaniser.

Je relisais récemment un texte de Thucydide sur le dialogue mélien. Il raconte un épisode de la guerre entre Athènes et Sparte, notamment la domination qu'Athènes va imposer à l'île de Mélos, évoquant cette victoire de la force sur le droit. Je suis frappé qu'aujourd'hui, nous connaissions un basculement d'ère stratégique absolument fondamental, dont nous ne me mesurons pas complètement la portée. La précédente ère s'est ouverte avec la fin de la guerre froide, l'effondrement du mur de Berlin, et s'est refermée avec l'invasion d'Ukraine, qui ne faisait que consacrer un déséquilibre des rapports de force, des constitutions, des arsenaux que nous sentions poindre depuis une dizaine d'années. D'ailleurs, si le Président de la République, dans la première loi de programmation, a voulu un redressement de l'effort de défense, c'est parce que nous en étions tous conscients.

Après la victoire des Alliés et du monde occidental, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l'ordre du monde sur lequel nous avons vécu et qui est en train de disparaître était fondé sur le droit. Ce point est actuellement remis en question, ce qui me paraît extrêmement grave, au même titre qu'une remise en cause de l'occidentalisation du monde. Elle se déroule sous nos yeux, alors que ce monde occidental a considéré que le droit qui était le sien devait s'imposer au monde entier, parce qu'il était bon pour la planète et l'ensemble des nations, et qu'il n'avait plus besoin d'être soutenu par la force parce qu'il l'était par la supériorité technologique. Nous redécouvrons malheureusement la brutalité du monde et la barbarie des choses.

J'ai écrit un livre à paraître chez Gallimard, qui s'intitule « Entre guerres », dans lequel j'essaie de parler de ce qu'est la guerre et la façon dont je l'ai vécu, comme jeune officier, lors de la première guerre du Golfe, à Sarajevo, au Rwanda, en Somalie, à travers des expériences de combat et de guerre auxquelles notre société était absolument, totalement, définitivement étrangère, qu'elle ne voulait pas considérer, qu'elle ignorait de manière délibérée. La guerre était devenue ignoble, pas simplement tragique, elle l'est forcément, pas simplement grave mais ignoble au sens propre du terme. La plupart de nos concitoyens considéraient que les armées ou les militaires étaient en quelque sorte la partie la moins évoluée du genre humain qui pouvait se préparer à s'y livrer.

Or, la réalité n'est pas là. La réalité est que la guerre, malheureusement, est une perspective toujours possible, que nous devons tout faire pour l'éviter, mais que la meilleure façon est de s'y préparer et de s'armer psychologiquement, mentalement.

Je n'arrive pas à comprendre pourquoi notre pays s'est à ce point désarmé. Je ne peux que constater que les déclarations récentes du Président de la République provoquent un émoi important à l'international, mais aussi dans notre société, dans tous les pays de l'Europe et du monde occidental, alors que nous avons face à nous des gens qui ont toujours considéré que la guerre était un horizon possible. Ils se sont armés pour faire face à cette éventualité et ils n'en ont pas peur.

Je ne sais pas d'où vient ce renoncement à la capacité à défendre nos valeurs, à les promouvoir ou à considérer que, parce que menacées, il fallait que nous sachions les défendre. Peut-être est-ce une sorte de disqualification de la guerre, liée d'abord à l'hécatombe des deux conflits mondiaux, mais aussi à la Shoah, dans une sorte de disqualification paradoxale de la guerre. En réalité, la Shoah a pu être arrêtée parce que l'Occident a gagné la guerre qu'il avait accepté de la livrer. Est venu s'ajouter le sentiment presque étonné d'une victoire miraculeuse dans une guerre, la guerre froide, qui n'a jamais été déclenchée. En tout état de cause, cette disqualification de la guerre me paraît participer très largement du désarmement des esprits.

Les notions d'honneur, de service, de mérite portées par les ordres nationaux, la Légion d'honneur et l'ordre national du Mérite, me paraissent absolument centrales dans ce qui devrait être un ferment de citoyenneté et un ferment de volonté de bâtir un édifice ensemble.

Quand j'ai pris mes fonctions de grand chancelier de la Légion d'honneur, le Président de la République m'a fait part de son souci de voir des ordres nationaux dont la perception dans l'opinion publique était dégradée. Il craignait qu'ils soient perçus comme le signe d'un entre-soi de personnes riches, puissantes, d'un monde très parisien de la politique, des affaires, de la communication, auquel les citoyens n'ont pas accès. Il craignait aussi, et ce n'est pas contradictoire, qu'ils soient comme le témoin d'usure de la haute fonction publique, avec une sorte d'automaticité dans la promotion à partir d'une certaine ancienneté dans le service. Il m'a demandé de voir comment corriger cet état de fait.

Lui-même avait pris des décisions très dures concernant cette dévalorisation qu'il pressentait de l'image de nos ordres nationaux dans l'opinion publique. Celle-ci est grave parce qu'il nous faut des exemples, que nous ayons envie de les suivre, qu'ils soient inspirants. Il faut, au milieu des concitoyens, des personnes qui se distinguent par la qualité de leur service et de leur engagement et qui paraissent comme des modèles dignes d'être suivis.

Le Président de la République, pour revaloriser la Légion d'honneur, avait été très sévère puisqu'il avait diminué les contingents annuels à moins de 1 300 par an pour la Légion d'honneur. Ces deux dernières années, il a même demandé que ne soient pas acceptées dans l'ordre plus de 400 personnes par contingent. Nous avons ainsi descendu les contingents annuels à 800 personnes.

Le premier effet a été une très forte réduction du nombre global de décorés, inférieur à 80 000 décorés de la Légion d'honneur l'année dernière. Je rappelle que la quantité qui avait été fixée par le général de Gaulle au début des années 1960 était de 125 000 décorés. Il avait déjà été sévère, pour revaloriser cette décoration, puisqu'au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la France comptait plus de 320 000 décorés de la Légion d'honneur, notamment en raison des guerres qu'elle avait traversées.

Par ailleurs, il avait souhaité la création de l'ordre national du Mérite, en 1963, pour mettre un terme à la prolifération des ordres ministériels et à leur trop grande quantité de récompenses. La France comptait alors 17 ou 18 ordres ministériels et plus de 32 000 décorés dans ceux-ci chaque année. Aujourd'hui, nous avons entre 3 000 et 3 500 décorés de l'ordre national du Mérite par an.

Hier soir, j'ai rencontré le Président de la République pour lui soumettre les prochains contingents triennaux. J'ai fait avec lui le constat que sa volonté de revaloriser la Légion d'honneur et l'ordre national du Mérite n'avait pas été couronnée de succès. Au contraire, la réduction drastique des contingents a conduit à une accentuation des défauts de ces ordres, c'est-à-dire une concentration encore plus marquée sur l'administration centrale des ministères et de l'Île-de-France. Nous avons des ordres nationaux qui ont du mal à irriguer la totalité du territoire et qui continuent à se concentrer sur une partie de l'administration, de la haute fonction publique ou des lieux de pouvoir.

C'est à l'opposé de ce que recherche le Président, des ordres nationaux qui vivent au rythme de la société, qui sachent distinguer dans des métiers nouveaux, des mérites nouveaux, et qui soient capables d'aller chercher des profils différents, plus près du terrain, de ceux qui agissent concrètement et au contact des populations, et mieux répartis sur l'ensemble du territoire national.

J'ai donc formulé des propositions pour répondre à cette préoccupation du Président. D'abord, j'ai proposé de desserrer la contrainte qui pesait sur les contingents. Le Président de la République m'a accordé de revenir à plus de 1 200 propositions par an pour la Légion d'honneur.

Nous avons aussi choisi de revitaliser ce qu'on appelle l'initiative citoyenne. Le problème des ordres nationaux est la difficulté des capteurs. Nos ministres n'ont pas de capteurs. Même si le grand chancelier dispose d'un contingent, ce sont les ministres qui font les propositions, qui ont général, dans leur cabinet, une personne en charge de l'établissement des propositions. Certains ministères sont extrêmement bien organisés, notamment celui des armées, avec une tradition de chancellerie très ancienne, ce qui n'est pas toujours le cas de la plupart des autres. Les ministres manquent de capteurs pour identifier ceux qui devraient être distingués dans les ordres nationaux.

Je considère que députés et sénateurs sont parfaitement légitimes à proposer des personnes puisqu'ils sont au contact du terrain, des électeurs, des élus locaux. J'attends donc d'eux qu'ils fassent des propositions et identifient ceux qui mériteraient d'être récompensés et distingués. Il ne s'agit pas de privilégier ses amis, mais vraiment de réaliser un acte civique, un devoir.

Le Président m'a donné son accord pour revitaliser l'initiative citoyenne. Elle permet à 50 citoyens de désigner une personne qu'ils trouvent absolument admirable, de monter un dossier de mémoire de proposition de la Légion d'honneur ou de l'ordre national du Mérite, et, ayant réuni ces 50 signatures, de remettre cette proposition au préfet pour qu'il la transmette au ministère concerné et que le ministre l'adresse ensuite à la grande chancellerie.

Cette initiative citoyenne, créée à l'époque du Président Sarkozy, est malheureusement tombée en désuétude. Elle a été mal suivie par les préfets, qui ont perdu une partie des effectifs qui leur permettaient de réaliser ce travail. Elle n'est pas suffisamment attractive pour les ministres. Elle ne fonctionne pas. J'ai donc proposé au Président de la République de créer des contingents dédiés à cette initiative citoyenne. La transmission des mémoires interviendrait par deux voies, la voie actuelle et une voie directe à la grande chancellerie de la Légion d'honneur. Cette dernière et le conseil de l'ordre auraient ainsi la possibilité de s'en emparer directement. Cette démarche me paraît de nature à créer une sorte de choc et à capter ceux qui méritent de l'être, des gens au contact des populations, dans les territoires, les départements, les villes moyennes et grandes, des PME, des exemples qui puissent être contemplés et servent de source d'inspiration.

J'ai aussi demandé au Président de la République s'il était possible que j'aille faire une communication au conseil des ministres, prévue par le Code de la Légion d'honneur, pour sensibiliser les ministres. Par ailleurs, j'irai dans les réunions des chefs d'administrations déconcentrées qu'organisent les ministres, des préfets, des patrons d'agence régionale de santé et des directeurs d'académie pour expliquer ce dont a besoin l'ordre, des gens inspirant le civisme, montrant l'exemplarité du service et de l'engagement au profit des concitoyens.

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