Intervention de Lisa Belluco

Réunion du mercredi 27 mars 2024 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaLisa Belluco :

En deux siècles, le monde occidental s'est urbanisé : au milieu du XIXe siècle, les trois quarts des Français étaient des ruraux ; aujourd'hui, 80 % d'entre eux habitent en ville. Le numérique occupe aussi une place toujours plus grande dans nos vies : en 2022, les Françaises et les Français ont passé en moyenne 4,6 heures par jour devant un écran. Plus on passe de temps devant un écran, moins on en passe dans la nature.

L'urbanisation et la numérisation sont l'une des causes fondamentales de la crise environnementale que nous traversons. Sans expérience de la nature, nous ne tissons aucun lien avec elle, nous n'apprenons pas à la connaître et ne développons aucun sentiment d'attachement à son égard. Dès lors, comment pourrions-nous vouloir la protéger ? Un projet politique doit retisser ce lien distendu, en organisant l'accès aux espaces naturels, aujourd'hui empêché par la loi du 2 février 2023 visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée.

Cette loi partait d'une intention louable : elle devait permettre de remplacer les clôtures existantes par des grillages laissant passer la faune sauvage, limitant ainsi leur impact sur les paysages et la biodiversité. En contrepartie, le simple fait de se trouver sur une propriété rurale et forestière – que la loi ne définit pas clairement – est devenu passible d'une contravention de quatrième classe, donc d'une amende de 135 à 750 euros. Se promener dans une forêt privée ou la traverser sur un chemin, même sans rien dégrader ni voler, sans déposer de déchets, est devenu aussi grave que conduire en état d'ivresse ou rouler à 170 kilomètres à l'heure sur l'autoroute.

Lors du vote de la loi, le groupe Écologiste s'était abstenu, craignant que l'amende n'incite de nombreux propriétaires à fermer leur domaine resté jusque-là accessible. C'est ce qui est en train de se passer : en octobre 2023, dans une réserve naturelle nationale du parc naturel régional de Chartreuse, un marquis a décidé de fermer 750 hectares à tous les usagers de la nature ; en novembre 2023, à Villeneuve-Loubet, dans les Alpes-Maritimes, un autre marquis a fermé 1 100 hectares. En janvier 2024, dans le Haut-Rhin, un groupement forestier a acheté 64 hectares dans la vallée de la Doller et fermé, ou plutôt détruit, les sentiers balisés par le Club vosgien. Des tranchées ont été creusées, des arbres déracinés : on s'est ainsi assuré que plus personne n'y passe.

Aucun de ces trois espaces n'était initialement entouré d'un grillage. Cette loi a donc été utilisée, non pour désengrillager, mais pour fermer des terrains. Des pétitions ont été ouvertes dans les trois régions concernées, qui ont recueilli respectivement 40 000, 10 000 et 14 000 signatures. Elles demandent le retour à l'état antérieur du droit et la suppression de la contravention.

Cette dernière comporte, selon moi, cinq risques majeurs : elle freine la transition écologique, aggrave la santé de nos concitoyens, pose un problème démocratique, menace les acteurs du tourisme et multiplie les tensions entre usagers de la nature.

On ne protège que ce que l'on connaît ; on ne connaît que ce que l'on côtoie. Si les Français ne peuvent pas se promener dans la nature, comment les sensibiliser à la crise environnementale, à la fragilité des écosystèmes, à la beauté du vivant ? Il faut remettre les humains dans la nature, pas leur en interdire l'accès.

L'enjeu de santé publique, à la fois physique et mentale, a été révélé pendant la crise du covid, par la détresse manifestée par nos concitoyens. Les revues de littérature scientifique récentes montrent que côtoyer la nature est bénéfique pour lutter contre le stress aigu et chronique, chez les adultes comme chez les enfants. Sur le plan physique, les risques cardio-vasculaires sont réduits, la régulation des fonctions immunitaires et la qualité du sommeil sont meilleures, le risque de myopie est réduit et les capacités cognitives sont renforcées, entre autres bienfaits.

Puisque l'accès aux espaces naturels est nécessaire à tous et toutes, le seul fait d'être propriétaire ne doit pas donner tous les droits à un seul contre tous. Notre droit consacre certes la propriété privée, mais aussi le droit à un environnement sain. La liberté affirmée dans notre devise, couvre notamment celle d'aller et de venir. L'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen prévoit la possibilité de limiter la propriété privée en cas de nécessité publique. Quelle est cette démocratie où quelques seigneurs ou marquis peuvent, comme au Moyen-Âge, priver l'ensemble de la population d'un commun indispensable à son épanouissement, créant ainsi mal-être et sentiment d'injustice ? Des oligarques étrangers très fortunés achètent en France de vastes parcelles de terrain, souvent des vignobles ou des propriétés agricoles. Accepterons-nous qu'ils privatisent des centaines d'hectares de nos espaces naturels, y compris les plus remarquables, et qu'ils engagent des milices privées pour empêcher les riverains d'admirer les paysages de leur enfance ? Déjà, à Villeneuve-Loubet, des gardes ont été embauchés pour surveiller les terrains fermés. Notre droit le permet : c'est un problème démocratique, un problème de souveraineté.

Plusieurs personnes auditionnées se sont dites inquiètes des répercussions de la nouvelle amende sur le secteur du tourisme. Dans les Vosges, le secteur fermé concerne la destination touristique par excellence, les fameux ballons : sa privatisation prive tout l'écosystème local de retombées économiques.

Enfin, cette contravention est une bombe à retardement. Nous ne connaissons que trois cas de privatisation, mais 75 % des forêts françaises sont privées. La plupart de nos concitoyens l'ignorent et s'y promènent sans arrière-pensée. Si, demain, tous les propriétaires décident de privatiser leurs espaces, la très grande majorité de notre territoire deviendra inaccessible. Les 46 millions de nos concitoyens qui ont occasionnellement ou régulièrement une pratique sportive ou récréative dans les espaces naturels privés ne pourront plus s'y adonner si le simple fait de se promener dans la nature, même sans rien dégrader ni rien voler, en ramassant même les déchets qui traînent, relève du droit pénal. La représentation nationale considérerait-elle ces 46 millions de Français comme des délinquants potentiels ?

Si le but est de sanctionner des dégradations ou des vols, cette loi est inutile : le code pénal et le code forestier prévoient déjà des contraventions, voire des peines d'emprisonnement pour ces comportements.

Cette loi est, de surcroît, difficile à appliquer. Collègues qui aimez l'ordre, souhaitez-vous vraiment que nos forces de l'ordre passent leur temps à traquer des promeneurs plutôt que des délinquants ? À mon avis, c'est là l'effet réel de cette loi.

Quiconque balance déjà ses déchets dans la nature, ramasse illégalement des champignons ou du bois, fait des barbecues en forêt l'été ne va pas être effrayé par cette contravention. En revanche, un citoyen respectueux, amoureux de la nature, qui ramasse plus de déchets qu'il n'en jette, va cesser d'aller dans les espaces naturels par peur de la sanction et par respect de la règle. Résultat : on punit les innocents ; on épargne les coupables ; on crée un problème nouveau sans régler un problème ancien.

Afin que la situation ne dégénère pas dans l'ensemble du territoire, nous devons trouver d'autres compromis entre propriétaires et usagers de la nature, réfléchir ensemble à une autre contrepartie à la lutte contre l'engrillagement.

Les propriétaires demandent surtout que soient sanctionnés les comportements abusifs – c'est légitime. De nouvelles sanctions n'y feront rien, il faut des moyens tels que des gardes champêtres en plus grand nombre et pourvus de nouvelles habilitations. Ils demandent aussi à être moins tenus pour responsables d'éventuels accidents dont seraient victimes les promeneurs sur leur terrain – là aussi, la demande est légitime. Les collectifs qui réclament un plus grand accès à la nature la reconnaissent d'ailleurs comme telle en contrepartie de leur droit d'accès. C'est une piste à creuser.

Enfin, comme tentent de le faire les élus locaux à Villeneuve-Loubet, des conventionnements avec les propriétaires permettent de garantir un accès à certains espaces naturels spécifiques. Il faut encourager la signature de conventions, par exemple avec les fameux plans départementaux des itinéraires de promenade et de randonnée (PDIPR), en faisant en sorte que les propriétaires qui ouvrent leur domaine soient avantagés par rapport à ceux qui les ferment.

Toutes ces pistes ne pourront malheureusement pas être explorées dans le cadre de cette niche parlementaire, mais je les propose en vue de poursuivre le travail.

La loi sur l'engrillagement partait d'une bonne intention, mais elle a renforcé certaines tensions, contrairement à son objectif initial. Commençons par abroger la sanction qu'elle a introduite pour revenir à l'état du droit tel qu'il était en janvier 2023. Travaillons ensuite de façon transpartisane à l'élaboration d'un autre compromis satisfaisant les aspirations à la fois des propriétaires et des usagers de la nature. Se promener dans la nature n'est pas un crime. Trouvons d'autres voies pour concilier l'accès à la nature et le respect de la propriété privée.

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