Je remercie Mme Karine Lebon, députée élue à La Réunion, pour son invitation à ce débat. Enseignant-chercheur au sein de l'université de La Réunion depuis plus de trente ans, j'aborderai l'étude menée par l'Observatoire de la parentalité de La Réunion, qui est le premier du genre parmi tous les départements français.
La Réunion connaît une évolution sans précédent depuis quarante ans. Le département est sorti d'une période de grande misère, avec l'émergence d'une classe moyenne, grâce à la départementalisation. Malgré ces points positifs, la monoparentalité y est bien plus répandue que dans l'Hexagone, puisque le taux de familles monoparentales atteint 36 % sur l'île, contre 25 % dans l'Hexagone. Ce taux est élevé dans tous les territoires ultramarins : 46 % en Guyane, 52 % en Guadeloupe, 59 % en Martinique. Vous comprendrez donc qu'on ne peut aborder la thématique de la monoparentalité sans inclure les problématiques des outre-mer et des espaces ultramarins.
L'étude que nous avons publiée en 2021 sur la famille monoparentale à La Réunion concerne aussi les pays limitrophes, notamment les Seychelles, l'île Maurice, Madagascar ou les Comores. En tant que président de l'Observatoire de la parentalité de l'océan Indien, nous disposons de chiffres probants.
Nos travaux montrent que les mères isolées de La Réunion cumulent les facteurs de risque de pauvreté. Leur faible niveau d'étude et la nécessité de faire garder leurs enfants constituent des freins à leur insertion professionnelle : seul un tiers d'entre elles occupent un emploi.
Notre étude s'articule autour de trois questions : comment la monoparentalité est-elle vécue par le parent solo et ses enfants ? Dans quelle mesure le parent solo est-il entouré et soutenu ? Quel rapport à la monoparentalité entretient-il ?
L'héritage socio-historique de La Réunion, commun aux départements d'outre-mer (DOM) qui sont d'anciennes colonies et sociétés de plantation, se traduit, dans certains cas, par une reproduction du modèle familial : alors que la grand-mère était en situation de monoparentalité, la mère, la ou les filles et les cousines le sont également. Cette matrifocalité qui a été soulignée par d'autres chercheurs s'observe à La Réunion ; il ne faut pas négliger ce terreau-là, dans certaines filiations.
À La Réunion, un parent solo sur trois ne fait pas garder son enfant, le plus souvent à cause de coûts trop élevés ou d'horaires inadaptés. On constate surtout que c'est la famille qui assure la garde des enfants : la mère, la sœur ou la marraine, dont le rôle est très important au sein de la société réunionnaise. Cette solidarité intrafamiliale constitue un marqueur fort, souligné dans l'étude. Bien qu'elle s'effrite avec la modernité, elle persiste. Les personnes interrogées l'expliquent par leur manque de confiance dans les systèmes de garde publics ou privés, l'éloignement géographique et le coût – après tout, la famille, c'est gratuit.
Des propos similaires sont tenus en métropole, mais ils sont là-bas très appuyés. Au bout du compte, seulement 6 % des familles monoparentales réunionnaises déposent leur enfant en crèche et 4 % les font garder par des assistantes maternelles, soit une proportion très faible. En cas de burn-out du parent, c'est encore la famille qui est sollicitée. Les structures des Réseaux d'écoute et d'appui à la parentalité (Réaap) sont très peu fréquentées : seules 5 % des familles monoparentales sollicitent des conseils pour renforcer leurs compétences parentales. C'est très peu.
S'agissant de l'emploi des mamans solos – elles composent 97 % des familles monoparentales à La Réunion, contre 82 % dans l'Hexagone, ce qui marque une véritable différence –, nous observons trois catégories de réaction : certaines de ces mamans solos ne se sentent pas obligées de travailler et se contentent de petits revenus ou de revenus de transfert, mais elles ont choisi leur situation ; d'autres entament un retour vers le marché du travail à la suite de leur entrée dans la monoparentalité, après séparation et divorce, retour qui peut être douloureux ; d'autres, enfin, ne peuvent pas faire autrement que d'arrêter de travailler. Cela engendre bien sûr des frustrations. Il y a un lien entre la monoparentalité et l'obligation de travailler tant du point de vue financier que du point de vue social.
L'image de la monoparentalité est-elle aussi décriée que par le passé ? Souvenez-vous, il y a quelques années, moins de cinquante ans, le droit parlait encore de « fille-mère », d'« enfant naturel ». En 1981, lorsque le terme « monoparentalité » s'est imposé au sein de l'Insee, ces dénominations juridiques ont été balayées, afin que la monoparentalité puisse exister et soit valorisée en tant que telle.
Aujourd'hui, 56 % des personnes interviewées dans le cadre de l'étude – surtout des mamans solos – ont le sentiment que les familles monoparentales sont bien plus valorisées que par le passé : les enfants de ces familles ne sont pas tous pauvres, ils ne deviennent pas tous des voyous ou des délinquants ! Les revenus de transfert aident, évidemment, mais ces progrès dans la perception de la monoparentalité sont aussi liés à la dynamique suscitée par cette condition : les mères n'ont pas choisi, pour beaucoup, d'y entrer, après séparation et divorce – situations qui, par rapport au veuvage, sont les plus nombreuses – mais leur résilience leur permet de s'en sortir et de rebondir. Les clés sont l'organisation et l'anticipation : certaines y arrivent très bien ! On les appelle les « femmes courage » à La Réunion : des femmes libres, égales aux hommes ou plus fortes qu'eux, et indépendantes.
Pour terminer, je dirai d'abord que certains besoins ne sont pas satisfaits, qu'il s'agisse de besoins financiers ou de ceux qui relèvent de la solidarité sociale ou éducative. Je constate ensuite que les mères solos réagissent différemment des pères solos – ces derniers sont beaucoup moins en lien avec leur famille qu'avec leurs amis ou leur milieu professionnel. Les mamans solos portent un regard sur elle-même et nous disent ressentir de la fierté d'y arriver seules, avec pour priorités l'éducation et le bien-être en famille – ce qui suppose de s'écarter de sa vie professionnelle. Il y a une grande volonté de s'en sortir.
On constate également des remises en couple très douloureuses : recomposer un lien conjugal en faisant entrer un conjoint – un beau-père, une belle-mère – n'est pas simple une fois qu'on s'est installé dans la monoparentalité et dans une forme de fusion – les parents solos privilégient d'ailleurs utilement le lien fusionnel qu'ils entretiennent avec leurs enfants.
Enfin, il faut aussi le dire, il existe une forme d'attractivité pour la monoparentalité à La Réunion, de la part de certaines jeunes femmes peu diplômées, qui y voient un statut valorisé.