Je regrette que le rapport nous soit parvenu hier à 22 heures mais il a malgré tout le mérite d'expliciter certains soubassements de la proposition de loi que vous présentez avec Monsieur Houlié.
Évidemment, lutter contre l'ingérence de tel ou tel État est une condition de l'indépendance et de la souveraineté, mais en matière d'ingérence, il faut encore déterminer pourquoi, contre qui, et comment on se protège.
Bien sûr, les actes hostiles commandités par la Russie sont à l'heure où nous parlons les plus nombreux, les plus visibles et les plus préjudiciables. Les actes analogues venant de Chine sont également connus et tout doit être fait pour s'en protéger efficacement. À cet égard, malgré les progrès effectués notamment sous l'égide de l'ANSI, on est très loin du compte.
Le problème est qu'à se focaliser comme le fait votre rapport sur les « méchants » du moment, on oublie que la menace est tous azimuts et ne vient pas seulement des régimes autoritaires. La doctrine pour y répondre doit donc être également tous azimuts. Je suis frappé que votre rapport ne mentionne pas certaines pratiques des États-Unis. Ils ont espionné plusieurs présidents de la république et Premiers ministres. Avec la complicité d'un membre de l'Union européenne, le Danemark, ils ont utilisé plusieurs procédés agressifs pour mettre la main sur nos industries stratégiques, notamment Alstom, et on se souvient du rôle joué par le Secrétaire général adjoint de l'Élysée de l'époque, Emmanuel Macron, mais on pourrait également pointer la faiblesse, voire l'absence d'ingérences avérées de partenaires comme le Qatar ou l'Inde.
Cette grille de lecture biaise la réponse à des questions essentielles. Qu'est-ce qu'un agent d'influence étranger ? Qui devra être inscrit sur le registre que votre proposition de loi propose de mettre en place ? Qu'en est-il des cadres travaillant dans certaines entreprises étrangères dont on sait qu'ils travaillent main dans la main avec des États ? Qu'en est-il des GAFAM ? Faute de précision, on peut craindre l'arbitraire, et on peut être d'autant plus inquiet que proposition de loi, qui n'est justement pas un projet de loi qui aurait dû être soumis préalablement à l'examen du Conseil d'État, entend étendre le recours à des techniques de surveillance algorithmique.
Or, la collecte massive de données de connexion recèle, comme le notait le Conseil d'État en 2021, des menaces pour la vie privée. Ce sont des techniques typiques des régimes autoritaires que vous dénoncez par ailleurs. Par ailleurs, ces procédés sont inefficaces. Comme le rappellent beaucoup d'acteurs du renseignement, la confiance aveugle dans les outils technologiques est un leurre et le renseignement humain reste indispensable.
Bref, cet inventaire sélectif de menaces nous inquiète, et nous ne souhaitons pas que, faute de précision et de garanties, la lutte légitime contre les ingérences étrangères puisse servir de prétexte au fichage des mal pensants, voire des oppositions politiques.