Monsieur le président, je n'irai pas sur le terrain politique où vous voulez m'entraîner. Non que je ne l'aie pas pratiqué, y compris dans cette salle, puisque j'y suis venu en tant que membre de cette commission, ministre des finances et Commissaire européen. Mais, et je le dis sans plaisanter, si je suis toujours le même homme, ma fonction est toute différente. Premier président de la Cour des comptes, je préside ès qualités le Haut Conseil des finances publiques. Or le Haut Conseil, ce n'est pas moi : c'est un collectif d'économistes, nommés par les autorités publiques compétentes de façon pluraliste, qui travaillent de manière objective. L'avis que je viens présenter ici retrace les réflexions de ce collectif. Comme tout travail humain, il est réfutable, discutable, questionnable, mais il faut le prendre ainsi, non comme un jugement de valeur. C'est ainsi que l'on peut travailler bien les uns avec les autres.
Monsieur le président Coquerel, les engagements européens sont ce qu'ils sont. Faisant partie de traités que la France a signés et ratifiés, qu'ils soient parfaits ou non, nous devons les appliquer – je considère moi-même qu'ils sont imparfaits. Le Haut Conseil comme la Cour des comptes estiment qu'il sera nécessaire de modifier nos règles, et la Commission européenne fera prochainement des propositions à ce sujet, mais que personne ne s'illusionne : il restera des règles. Il est plus que vraisemblable que la règle de 3 % demeurera, même si l'appréciation devra être nécessairement plus flexible. Par ailleurs, même une règle de dette modifiée impliquera des efforts plus importants pour ceux qui sont plus endettés que pour ceux qui le sont moins. Or dans la zone euro, nous faisons clairement partie des pays les plus endettés. Onze pays sont en dessous de 80 %, sept au-dessus de 100 %.
Attendez-vous donc à ce que ces règles réapparaissent, et à ce que la question de nos engagements européens revienne sur le tapis. C'est ce que fait déjà le Gouvernement, à raison, parce qu'il faut être crédibles vis-à-vis de nos partenaires au sein de la zone euro.
Je l'ai dit, je ne suis pas une Cassandre de la dette : toute dette n'est pas mauvaise. En revanche, j'insiste sur le fait que l'accroissement de la charge de la dette, qui est déjà en train de se produire en raison de l'indexation d'une partie de notre dette sur l'inflation et de la hausse des taux, est mauvais pour notre économie. C'est une situation que j'ai vécue comme ministre des finances et que je ne souhaite à aucun autre. Quand la charge de la dette atteint 50, puis 70 milliards d'euros, voire plus, elle devient le deuxième ou troisième poste de dépense de l'État. Ce sont autant d'euros immobilisés pour une dépense inutile, alors que nous avons besoin d'investissements pour l'avenir, nous avons besoin de dépenses publiques. Plus nous sommes endettés, moins nous avons de marge de manœuvre.
Monsieur le président, vous avez dit, dans un raccourci, que toute dépense publique est un investissement qui concourt à la croissance. Je ne peux pas vous suivre. Les dépenses publiques sont souvent des dépenses de fonctionnement et toutes ne concourent pas à la croissance. On n'observe nullement de lien direct entre la dépense publique et la croissance. Si c'était le cas, cela se saurait, dans notre histoire économique… Le Haut Conseil, comme la Cour des comptes dans un autre registre, souhaite qu'une analyse très rigoureuse de la qualité de la dépense publique soit effectuée. Il y a de bonnes dépenses publiques, il y a une bonne dette publique, et il y en a une mauvaise ; la distinction recoupe, en gros, celle entre investissement et fonctionnement. Soyons très attentifs à la sélection des dépenses.
Parmi les dépenses, il y a des niches sociales et fiscales qui représentent des montants considérables – respectivement 93 et 83 milliards d'euros. Il me semble que le gouverneur de la Banque de France a sur ce point la même position que la Cour des comptes : supprimer celles qui sont inutiles permet de retrouver des marges de manœuvre. Nous ne pouvons qu'encourager l'exécutif et le Parlement à aller dans ce sens.
Monsieur le rapporteur général, mon mandat m'interdit de vouloir faire preuve de volontarisme. Le Haut Conseil doit examiner le réalisme des prévisions de recettes et de dépenses, en se fondant sur une analyse économique. Le rôle du politique est d'être volontariste. Le rôle du Haut Conseil est d'étayer cette volonté par des données qu'il croit objectives, qu'il soumet à votre réflexion. C'est pourquoi notre jugement est fondé sur le réalisme et non sur le volontarisme.
Il est quelque chose dont je peux donner crédit au Gouvernement, y compris au regard de ce que nous avons dit cet été. Nous pensons que les prévisions de croissance du PLPFP sont un peu optimistes, mais nous sommes obligés de constater que la croissance pour 2022 est plus forte que nous ne l'avions anticipé. C'est peut-être un fruit du volontarisme, mais on ne peut pas toujours fonctionner sur ce mode. En essayant de nous montrer réalistes, nous avons relevé une série d'hypothèses dont nous ne disons pas qu'elles sont impossibles mais qu'elles sont un peu optimistes par rapport au consensus, et que leur réunion devient, pour le coup, une anticipation très favorable.
Concernant le dernier quinquennat, et sans me prononcer sur l'économie, car le « quoi qu'il en coûte » a été totalement validé par la Cour des comptes qui, en l'occurrence, n'a pas du tout tenu un langage d'austérité, la période 2017-2022 ne s'est pas caractérisée par un redressement des finances publiques. Le redressement a été interrompu dès la fin 2018 et le volontarisme, pour le coup, a causé une augmentation de notre dépense publique et de notre dette qui nous place dans le groupe des pays moins favorisés.
Concernant la documentation des réformes, j'entends ce que vous dites et j'en prends note sans aucune forme de jugement. Pour notre part, nous auditionnons des instituts de prévision, les administrations, la Banque de France, puis nous travaillons sur les bases qu'ils fournissent. Et dans les documents que nous avons reçus d'eux, nous n'avons pas appris, par exemple, quand, comment et pour quel âge se ferait la réforme des retraites. Pour ce qui nous concerne, nous ne pouvons pas dire que les réformes sont documentées : il faudrait que nous connaissions leur calendrier précis et leurs modalités pour pouvoir dire si elles tiennent la route et à quel montant elles se chiffrent. Pour que le scénario prévu fonctionne, il faudrait que ces réformes interviennent très vite et aient l'effet le plus rapide concrètement possible. Nous verrons si c'est le cas.
Pour ce qui est de la croissance potentielle, nous la jugeons surestimée non pas uniquement parce que les réformes ne sont pas documentées, mais aussi parce que le Gouvernement a revu à la hausse à la fois la contribution du facteur travail et celle du facteur capital. Or, sur ce dernier point, n'oublions pas que les conditions de financement se durcissent.
La hausse des prélèvements obligatoires en 2023 est due à l'augmentation des charges de service public de l'électricité, laquelle résulte elle-même des mesures prises par les producteurs d'énergie renouvelable, comptées en prélèvements obligatoires.
Sur les conséquences d'un rejet du projet de loi de programmation des finances publiques, les appréciations juridiques peuvent diverger. Le secrétariat général du Gouvernement a la sienne, nous avons la nôtre, vous pouvez avoir la vôtre… cela mérite une expertise approfondie. Je vais donc exprimer un sentiment global.
Pour le fonctionnement du Haut Conseil, un rejet serait assurément un handicap très lourd, parce que nous avons besoin de nous arrimer à des ancres. Sans loi de programmation, nous travaillons dans le vide. Dès lors, le Conseil constitutionnel et les institutions européennes pourraient estimer que, dès lors que le Haut Conseil ne dispose pas des informations nécessaires à la production de ses avis, une partie substantielle des projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale fait défaut. Avec la loi organique de 2012, que j'ai eu l'honneur de présenter à l'Assemblée comme ministre des finances, nous sommes une partie intégrante du processus d'adoption des lois de finances – ce tiers de confiance objectif qui rend des avis dont le Gouvernement et le Parlement peuvent se saisir.
Nous portons un regard positif sur les modifications du mandat du Haut Conseil, en particulier grâce au travail remarquable d'Éric Woerth et de Laurent Saint-Martin, puisque cela nous permet d'aller plus loin dans l'appréciation réaliste des prévisions de recettes et de dépenses – quitte à provoquer le débat entre nous ! J'estime qu'il y a un chaînon manquant dans l'analyse de la soutenabilité de la dette : j'aurais aimé pouvoir y travailler de façon encore plus approfondie. Je ne renonce pas à espérer, durant ce mandat, une nouvelle extension du mandat du Haut Conseil. Je ne le dis pas par narcissisme bureaucratique, mais parce que je constate que, même si notre mandat et même nos moyens ont été étendus, nous pourrions faire encore mieux à votre service.
Dernière question : la baisse des impôts. Nous avons dit, dans un autre cadre, que les marges de manœuvre pour y parvenir étaient étroites. Quand la croissance est faible – même 1,7 % entre 2024 et 2027, ce n'est pas de nature à susciter des recettes aussi massives que celles de ces dernières années – quand les taux d'intérêt augmentent et quand les dépenses restent soutenues – même si les prévisions montrent une volonté de maîtrise de la dépense – une baisse des impôts se traduit nécessairement par un accroissement du déficit. Elle ne pourrait se faire, à notre sens, qu'avec des hausses concomitantes ou une maîtrise de la dépense accrue.
Voilà une réponse qui n'est pas politique à votre question, monsieur le président. À vous d'apprécier.