J'ai vécu les onze dernières années aux États-Unis, où j'ai travaillé comme actrice, participant au tournage de films américains, de tout petits et de très gros. Dans les deux cas, quand, actrice ou acteur, vous jouez un rôle dans une scène dont le scénario dit par exemple : « Juliette fait l'amour avec Paul. » en décrivant, parfois en détail, parfois sommairement, ce qui sera alors mis en scène au moment du tournage, vous en discutez avec votre agent, et avec votre avocat si vous en avez un, chose assez courante là-bas, avant de signer un contrat qui spécifie chacune des parties de votre corps que vous acceptez de montrer dans cette scène d'amour, de sorte qu'à votre arrivée sur le tournage, le réalisateur ne peut pas vous dire, tout à coup : « Bah non, je préfère que tu enlèves ta culotte. » Sans quoi, au moment où vous vous retrouvez, même adulte, devant une équipe de cinéma, la pression des délais et du budget fait que vous n'avez pas le temps de discuter, de bavarder : producteur et directeur de production, installés derrière le combo, tapotent leur montre d'un air de dire : « Faut y aller, là ! », sinon il y aura des heures supplémentaires, etc. Quelle responsabilité d'être la personne qui va bavarder, négocier, essayer de résister à cette demande et prendre du temps.
L'existence d'un cadre, voilà la question récurrente et la raison pour laquelle il était important pour moi de venir vous voir : comment faire entrer la loi sur un tournage ? Pas la loi des parents. Quand on est enfant, on identifie la loi aux parents, mais sur un tournage, la loi ce n'est pas les parents.
Quand je suis dans la maison de Jane Birkin, toute seule avec Jacques Doillon, et qu'il prend des notes et m'enregistre pour nourrir son scénario, ma maman n'est pas avec moi dans la pièce. Quand j'ai 15 ans, je me rends toute seule à une adresse qu'on me donne, car comment puis-je savoir ce qui va m'arriver ? Mais il est déjà trop tard : je suis déjà dans un système dans lequel je ne peux pas identifier la possibilité du non. On ne m'a pas donné les clés.
C'était le cas à l'époque mais, que l'on soit après 1968 ou en 2024, il faut mesurer la puissance du réalisateur et d'une équipe qui est elle-même en danger : la première ou la deuxième assistante n'est pas une personne mauvaise, mais si elle intervient en disant : « Non, mais ça ne va pas ? Elle ne veut pas enlever sa culotte ! », elle va peut-être perdre son boulot. Peut-être va-t-elle d'ailleurs décider de quitter le plateau. Mais c'est un petit milieu, une petite industrie : on est dépendant du prochain coup de fil – c'est vrai aussi bien pour les actrices que pour les techniciens.
Et que font les techniciennes aujourd'hui ? Vont-elles ensemble parler au CNC ou avec vous ? Non, elles s'organisent toutes seules et mettent en place des groupes de discussion. Les femmes se débrouillent toutes seules. Pourquoi ? Combien faut-il de femmes pour être entendues par un homme ? Combien en faut-il pour qu'on nous croie lorsque l'on dit qu'un homme connu et puissant nous a agressée ?
Aux États-Unis, il y a un grand intérêt pour les tueurs en série, au sujet desquels on écrit beaucoup de livres et l'on fait beaucoup de films. Dans le fond, un violeur en série c'est la même chose : c'est un homme qui viole une fois, deux fois, trois fois…
Je ne suis pas unique et j'en sais trop. J'en sais beaucoup, beaucoup trop. C'est un poids et une souffrance pour moi, mais surtout pour celles qui se sont confiées à moi. Elles l'ont fait non pas parce que je suis toute-puissante, mais parce que je suis privilégiée : je peux m'exprimer en public et j'ai la chance d'être invitée ici. À travers moi, elles ont un tout petit espoir d'être entendues.
Même quand nous sommes deux, trois ou quatre, nous avons toujours peur. Il y a en effet en permanence la menace d'un procès en diffamation. De jeunes étudiantes en théâtre m'ont parlé d'une jeune fille qui se retrouve avec un tel procès. Tout le monde n'a pas les moyens de se payer une avocate. Évidemment, des associations merveilleuses aident, mais il y a tellement d'abus sexuels !
Je considère la France avec une perspective un peu singulière, puisque je reviens des États-Unis, où j'ai vécu. Les 5 000 messages que j'ai reçus à ce jour sont une porte ouverte sur l'enfer. On est obligé de vivre notre vie de tous les jours, en nous levant, nous habillant et en travaillant, sans pouvoir passer notre journée à penser à ce qui se passe à côté de nous ; il est difficile de consacrer sa vie à cette souffrance.
Certains le font très bien, avec un amour de l'humanité, un respect des enfants et une sincérité qui ont la puissance d'une foule. Édouard Durand est une personne rare – et c'est peut-être parce qu'elle est si rare qu'elle n'est plus à la tête de la Ciivise… Je ne m'explique pas pourquoi il en a été écarté. Je n'étais pas en France lorsque la Ciivise a été créée et j'ai découvert Edouard Durand parce qu'on m'a dit qu'il était important que je le rencontre. Je ne suis pas en mesure d'analyser pourquoi une personne aussi exceptionnelle n'est plus à même d'aider ceux qu'elle aidait.
En revanche, je suis tout à fait capable de comprendre pourquoi les femmes qui m'écrivent ont peur de s'exprimer, dans quel cercle vicieux elles se trouvent et comment elles sont obligées de s'organiser et de réfléchir toutes seules.
La colère d'Adèle Haenel est absolument légitime. Elle avait tellement raison d'être en colère. Mais, malgré elle et c'est horrible, la manière dont elle s'est exprimée a donné la possibilité à ceux à qui elle posait problème de s'abriter derrière cette colère pour désavouer sa parole. Car lorsque l'on est une femme et que l'on est en colère, il est impossible d'être entendue. C'est pourquoi, même si je suis aussi très en colère, très, très en colère, je parle doucement et je m'exprime différemment. Mais cela ne veut pas dire que je ne comprends pas Adèle Haenel, que je ne l'entends pas et que je ne la porte pas d'une certaine manière en moi.
Et je comprends qu'elle soit partie. Moi-même, je me demande tous les matins si je ne devrais pas faire autre chose que du cinéma. Pourquoi continuer à travailler dans un milieu qui ne veut pas se remettre en question ?
Les acteurs et les actrices, les techniciens et les techniciennes, les producteurs et les productrices ne sont des gens malintentionnés. Il faudrait créer un cadre qui leur donne la possibilité de parler. Si on sait qu'une autre a porté plainte, on peut décider de le faire aussi, car on sait qu'un cadre existe, que quelqu'un va recueillir notre parole et qu'on ne va pas se faire virer de son travail. Et s'il y a un endroit pour porter plainte, c'est la brigade des mineurs.
Je suis terriblement privilégiée. Je suis allée directement à la brigade des mineurs, grâce à mon avocate qui s'est battue et parce que je suis une personne connue. Mais des enfants, des jeunes, des femmes et des hommes vont au commissariat et passent neuf heures à raconter leur histoire ; puis ils attendent un rendez-vous à la brigade des mineurs et peuvent rester sans nouvelles pendant des mois et des mois – parce qu'il n'y a pas assez de crédits ni d'effectifs. Je sais, parce que je le vis, qu'une enquête prend du temps, implique beaucoup de gens et d'actes. Il a tellement d'abus sexuels et de viols que les choses vont forcément prendre un temps fou.
Je ne pense pas pouvoir vous aider à avoir quelque influence que ce soit auprès d'Emmanuel Macron quant à sa décision concernant la Ciivise. Ma voix porte très peu quand il s'agit d'être entendu par M. le Président de la République.
J'ai évoqué une chose qui me paraît être de l'ordre du raisonnable, c'est-à-dire donner l'exemple. M. Dominique Boutonnat est accusé d'abus sexuel et de viol par son filleul et ce n'est pas quelqu'un d'irremplaçable – je ne le suis pas non plus. On pourrait nommer quelqu'un sur lequel ne pèsent pas de telles charges.
Je discute avec des associations comme le Collectif 50/50 et avec les syndicats représentant les agents et ceux qui s'occupent des castings – dont l'association des responsables de distribution artistiques (Arda). Il est évident qu'il est compliqué d'aller parler au CNC des questions d'agressions sexuelles alors que cette institution est présidée par quelqu'un qui fait l'objet de telles accusations.
La présomption d'innocence s'applique, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Nous parlons d'une révolution nécessaire à l'intérieur d'une société, celle du cinéma, au sein de laquelle tellement de plis ont été pris. La toute-puissance des réalisateurs est absolument réelle. Elle ne se limite pas aux années de ma jeunesse : elle est encore présente aujourd'hui. Les histoires qu'on me raconte ne datent pas toutes des années 1980 ou 1990 : cela fait trente ans qu'elles se reproduisent inlassablement de la même manière.
C'est un système féodal, au sommet duquel se trouvent le réalisateur et le producteur.
Les gens n'osent pas prendre la parole, mais ils ont raison ; je les comprends ; ce n'est pas parce qu'ils manquent de courage.