Merci de me faire l'honneur de me recevoir et d'avoir convié à la même table la délégation aux droits des enfants et la délégation aux droits des femmes.
Ces derniers jours, alors que je me préparais à cette audition et que j'essayais de rassembler mes pensées pour venir vous exposer avec le plus d'éloquence possible mon humble vision de la société dans laquelle j'évolue, je me suis surprise à répéter à haute voix ces mots : « les droits des femmes, les droits des enfants ». Leur fort pouvoir évocateur guidait la construction de mes pensées. Mais, comme par un jeu de chaises musicales, la phrase évocatrice que je murmurais en boucle a perdu des mots en chemin. Va savoir pourquoi, mon inconscient a pris la liberté de faire un drôle de tri, en perdant en route les deux premiers mots qui définissent vos délégations : « les droits ». Dans ma tête à moi, comme dirait la petite fille que je suis, ne résonnent que les mots « femmes » et « enfants », tout seuls, isolés dans le silence.
Curieusement, ce tour de passe-passe imposé par mon cerveau taquin, la disparition symbolique de ces mots, illustre parfaitement mon propos : cette solitude qui est la mienne et celle de milliers qui m'écrivent. Un jour, des hommes sont partis en voyage, loin, loin, loin, avec ces mots-là. En effet, je ne suis toujours pas en mesure d'affirmer que des hommes n'ont pas tous les droits sur nous, et a fortiori tout pouvoir. Pour aller plus loin dans cette pensée, le pouvoir, les gouvernements et le patriarcat ne font qu'un. La petite fille que j'étais, devenue la femme qui se trouve devant vous, est encore à la recherche d'un équilibre, de la preuve absolue de cette égalité dont nous parlons tant : l'égalité dans le pouvoir.
Ne me croyez pas ingrate. Je célèbre moi aussi le progrès, les avancées, les victoires, avec passion et optimisme. Je danse de toutes mes forces avec mes sœurs anonymes quand une loi qui nous protège est votée. Mais soyons honnêtes : quand, encore aujourd'hui, un homme balaie si facilement du revers de la main la parole d'un enfant qui se confie à la société dans l'espoir d'être entendu, quand un autre homme puissant viole inlassablement des mineurs en toute impunité, quand les non-lieux se suivent et se ressemblent, quand la société du cinéma agresse, manipule et sadise les enfants depuis des décennies, devant un parterre d'aficionados conquis et silencieux, en pleine béatitude, sans l'ombre d'une révolte, d'un dégoût, d'un sursaut, quand on s'adresse à des techniciennes comme à des sous-fifres, qu'on les maltraite et qu'on leur hurle dessus, où puis-je trouver ces deux mots perdus en chemin, « les droits » ? Les droits des femmes, les droits des enfants, le droit de dire non.
Ce sont peut-être les sévices subis dans mon enfance de la part de réalisateurs adorés de l'intelligentsia française qui m'ont incapacitée, qui m'ont rendus impossible d'inscrire ma confiance en un monde régenté par des adultes qui, en ce qui me concerne, dans l'univers du cinéma, n'ont fait qu'abuser de la confiance que je plaçais en eux. La société incestueuse du cinéma n'est que le reflet de notre société. Les mêmes mécanismes sont à l'œuvre.
Comme l'écrivait Sándor Ferenczi dans son article « Confusion de langue entre les adultes et l'enfant », le plus souvent, l'adulte abuseur n'est pas un inconnu pour l'enfant. C'est une personne de confiance : son père, son éducateur, son réalisateur. Lors d'une agression, le « premier mouvement » de l'enfant « serait le refus, la haine, le dégoût, une résistance violente. « Non, non, je ne veux pas, c'est trop fort, ça me fait mal, laisse-moi ! » Ceci, ou quelque chose d'approchant, serait la réaction immédiate si celle-ci n'était pas inhibée par une peur intense. Les enfants se sentent physiquement et moralement sans défense, leur personnalité encore trop faible pour pouvoir protester, même en pensée, la force et l'autorité écrasante des adultes les rendent muets, et peuvent même leur faire perdre conscience ».
Cette opération est coûteuse. L'enfant est plongé dans un état quasi hallucinatoire. La réalité est modifiée afin que l'enfant puisse maintenir la situation de tendresse antérieure. C'est-à-dire que l'adulte ne passe pas pour un agresseur à ses yeux. Ainsi, l'enfant peut rêver un adulte tendre à son égard. Moyennant l'identification, l'enfant s'approprie la culpabilité de l'adulte. Il pense que sa soumission mérite punition. Cela produit des enfants savants qui adoptent très facilement un rôle maternel à l'égard des adultes. Ils deviennent de véritables nurses à leur tour. Il s'opère un clivage de la personnalité de l'enfant, qui, d'une part, maintient son besoin de tendresse antérieur et, d'autre part, acquiert la langue de l'adulte et sa culpabilité. À ce sujet, Ferenczi parle de « fragmentation » et d'« atomisation » de la personnalité de l'enfant.
Tout cela, je l'ai vécu. L'amnésie de la victime peut être longue. Comme je l'ai dit si souvent ces derniers temps, moi, Judith, 51 ans, actrice, réalisatrice et mère de deux enfants, j'ai passé toute ma vie, depuis mes 14 ans, à repeindre la chambre en rose. Un réalisateur puis un autre firent de moi leur objet. Ils se disputaient l'enfant Judith. Et tout autour de nous, dans ce monde d'érudits, de savants et de génies, le silence, la permissivité de la société, la sacralisation de ces auteurs par les journalistes de cinéma, par les acteurs et actrices adultes. Des livres tout entiers les encensent. Les avez-vous parcourus, ces livres ? Je comprends : cela semble être une question étrange, naïve peut-être, mais elle est nécessaire pour illustrer ce déni sociétal, collectif, qui assure l'impunité des agresseurs. La société cultivée, capable de lire Gilles Deleuze et de le comprendre, ne sait pas interpréter les interviews de ces réalisateurs, en tirer des conclusions sur leur humanité ?
La société du cinéma a perdu la mémoire, la vision, l'ouïe. Mais, une fois encore, il suffirait de quelques-uns parmi les puissants pour autoriser les autres à recouvrer la mémoire, la vision, l'ouïe, pour donner l'exemple, dans notre société, dans le Gouvernement. Nous ne sommes pas tous des Martin Luther King, mais pouvons-nous au moins rendre leur image aux enfants fantômes, ceux qui s'éteignent comme autant de petites filles aux allumettes ? Qu'avez-vous fait du juge Durand ?
Je ne suis pas allée à l'école très longtemps, mais je sais que, lorsqu'un réalisateur se vante de se nourrir de l'histoire intime des enfants, glamourise le viol ou l'inceste, dévalorise la possibilité du non, il y a un problème. Que faisaient les érudits, les savants, les journalistes, les directeurs de cinémathèque et filmothèque, les ministres de la culture, les festivals, le CNC, Centre national du cinéma pendant tout ce temps ? Les dîners mondains, les soirées arrosées au champagne, les échanges de bons mots, les citations de Cioran et d'Althusser, l'entre-soi, nous savons faire. Quid de la morale, de notre sens des responsabilités ? Plus on transgresse, plus on est invité de nouveau. Tiens, il y en a même dont le nom est inscrit en doré sur le porte-serviette. Alors que tout le monde savait.
Comment, dans ce contexte, imaginer que les bouches des petites filles, des jeunes femmes, des jeunes hommes abusés puissent bouger pour exprimer autre chose que « pas de problème, oui, j'ai compris, je me tais » ? Que contiennent les souvenirs des petites filles et petits garçons dans le silence ? Des choses assez équivalentes à ce que vous pouvez voir dans les pages de ces livres sur ces réalisateurs que vous devriez feuilleter de nouveau. Récemment, une inconnue bienveillante m'envoie une photo de l'intérieur d'un livre sur un réalisateur avec qui j'ai travaillé. Les personnes qui ont publié ce livre ont cru bon d'inclure, à droite de l'éloge que fait de lui le producteur de La Désenchantée, une photo de moi, nue, face caméra, à 17 ans. Pourquoi ?
Je vous parle aujourd'hui et c'est comme si tout recommençait, ou si tout était à inventer. Combien vont devoir se succéder pour que la société regarde les choses en face ? Dans les rues de Paris, je marche, le 8 mars ; des jeunes filles, des femmes plus âgées se précipitent vers moi, me remercient, pleurent. Ont-elles, elles aussi, été abandonnées par la société ? Elles me serrent dans leurs bras avec l'énergie d'un espoir. Attendaient-elles la prochaine voyageuse privilégiée qui ose parler publiquement ? Celle qui, dans le rayon de lumière de la notoriété, a le privilège de pouvoir parler de l'ombre ? Oui, je suis privilégiée. Un privilège que j'ai décidé d'utiliser dorénavant à bonne fin.
Quand j'étais petite, je me disais souvent : « C'est pas grave, je ferai ça dans ma deuxième vie » ; « cette chose-là, je ne peux pas la dire, je la dirai dans ma deuxième vie ». Mais il n'y a pas de deuxième vie. C'est ici et maintenant. Le choc, les larmes, la bataille, la possibilité de ne plus travailler, être haïe par le milieu, le réalisme des procès en diffamation, tout cela n'a rien d'enviable. Mais ce n'est rien comparé à la peur des jeunes actrices, des enfants acteurs laissés seuls dans des pièces avec des directeurs de casting rabatteurs, des agents pour enfants sans licence – non obligatoire –, des réalisateurs tout-puissants qui volent l'intimité d'une enfant, l'endroit d'une histoire qu'elle n'a pas envie de partager lors d'un rendez-vous avec un étranger, mais que le réalisateur pille encore et encore pour nourrir ses scénarios.
Certains adultes se livrent dans notre société à la négation pure et simple des conduites incestueuses. Le silence de l'entourage de la victime est une négation des faits pour l'enfant. De la même manière, sur qui doit-on compter pour s'assurer que, dorénavant, aucun enfant ne sera victime de violences sexuelles ou morales sur un plateau ou lors d'un casting ? Allons-nous garder le silence ?
Moi, je compte sur vous. Je compte sur vous pour protéger les enfants, ne plus les livrer au cinéma sans aucune protection. Mais, vous le savez, ce sont les mêmes hommes, les mêmes systèmes que ceux de l'éducation, de la médecine, de l'édition ou que celui du sport, auquel vous avez consacré une commission d'enquête. Vous savez ce que fait le pouvoir aux femmes : il les viole. Les enfants ? Ils en disposent comme ils veulent.
Parlons concrètement. Un directeur de casting est un homme ou une femme qui peut, du jour au lendemain, décider d'être directeur de casting. Ce peut être le meilleur ami du réalisateur, sa meilleure amie ; il – ou elle – se trouve la plupart du temps seul dans une pièce avec un enfant. Un enfant seul face à cette autorité, cette promesse d'un rôle, cette excitation dans la famille : « Tu vas passer des essais, tu te rends compte ? Tu pourrais être comme telle ou telle star que tu aimes ! » Une petite fille à qui on demande de raconter sa vie ; mais pourquoi ? Est-elle chez son psy ? Non ! Qui sont ces étrangers qui veulent tout d'elle ? Elle se sent obligée ; et si elle n'avait pas le rôle, et si elle n'était pas choisie ? Elle serait déçue, sa famille serait déçue, ses copines seraient déçues.
Quelques jours plus tôt, dans la même pièce, une jeune femme majeure s'est retrouvée dans la même situation. Pas de texte, pas de dialogues. « Donne-nous toi ; qui es-tu, parle-nous de ta sexualité, as-tu un petit ami ? » Suivant les réponses, la fragilité, un homme est appelé. Parfois, il est déjà là. Parfois, il est déjà trop tard. Ensuite, il est encore trop tard. L'emprise, l'autorité, la peur. Mais je ne vous apprends rien, nous le savons depuis des décennies.
En grandissant, je me pensais mauvaise, sale, coupable. Je sais maintenant que je n'ai rien fait. Mais la société est coupable, parce qu'elle les adule, parce qu'elle les soutient, parce qu'elle les protège. Notre société et ces hommes-là.
Pour finir, je vais vous lire Le Petit Chaperon rouge, dans la version de Perrault, qui donne la clé de cette métaphore très ancienne de la dévoration d'un enfant par un loup, avec vérité et subtilité. « On voit ici que de jeunes enfants,/ Surtout de jeunes filles/ Belles, bien faites, et gentilles,/ Font très mal d'écouter toutes sortes de gens,/ Et que ce n'est pas chose étrange,/ S'il en est tant que le loup mange./ Je dis le loup, car tous les loups/Ne sont pas de la même sorte ;/ Il en est d'une humeur accorte,/ Sans bruit, sans fiel et sans courroux,/ Qui, privés, complaisants et doux,/ Suivent les jeunes demoiselles/ Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles./ Mais, hélas ! qui ne sait que ces loups doucereux,/ De tous les loups sont les plus dangereux ? »
Je me permets de vous demander de prendre l'initiative d'une commission d'enquête sur le droit du travail dans le monde du cinéma, en particulier ses risques pour les femmes et les enfants.