En tant que géographe géomorphologue, j'ai davantage étudié l'aléa naturel, c'est-à-dire le danger potentiel, que sa gestion par le pouvoir politique ou les autorités locales. Je partage toutefois les propos de Maud Devès. J'évoquerai essentiellement la Polynésie française, ayant été maître de conférences à l'université de Polynésie française entre 2008 et 2012 avant de poursuivre des travaux liés aux aléas naturels et aux risques littoraux. Depuis cinq ans, je travaille sur la médiation scientifique, qui peut avoir un lien avec la culture du risque.
Dans la dernière décennie, la recherche en sciences humaines et sociales a réalisé des progrès importants dans la caractérisation des aléas naturels, notamment d'origine marine – cyclones, houle cyclonique, tsunami – en Polynésie française. Un nouveau contrat de plan État-région (CPER) entre l'État et le pays a été signé en 2012 ; des programmes de l'Agence nationale de la recherche (ANR) ont été menés, notamment sous la coordination de Virginie Duvat de l'université de La Rochelle, ainsi que plusieurs thèses de doctorat. La caractérisation physique recouvre l'étude de la nature et de la fréquence des événements passés à la lumière des archives sédimentaires afin d'identifier des événements sur un temps plus long et souvent plus pertinent que les archives humaines, écrites ou orales. Cette analyse fournit une connaissance statistique des événements sur le long terme et permet de les confronter à la mémoire collective.
Dans les outre-mer insulaires, la recherche et les actions publiques se sont souvent focalisées sur la bande littorale, exposée à différents types de risques aigus – cyclones tropicaux, tsunamis – ou de risques chroniques comme l'érosion, responsable du recul du trait de côte, au détriment des terres intérieures. Les risques hydrologiques auxquels les vallées sont confrontées, notamment les crues éclairs, sont parfois mal appréhendés.
Pour ce qui est de la gestion des risques naturels dans les outre-mer, je vous renvoie aux travaux en droit de l'environnement de Lucile Stahl, en particulier ses articles sur les défis présents et à venir des plans de prévention des risques naturels (PPRN) polynésiens.
Concernant la mémoire et la culture du risque, on peut citer le travail post-doctoral sur l'atoll d'Anaa, situé dans l'archipel des Tuamotu, que Rémy Canavesio a mené entre 2013 et 2014 dans le cadre du laboratoire d'excellence « Corail ». Partant de legs géologiques présents sur la barrière corallienne de l'atoll, en l'occurrence, de gros blocs de corail arrachés aux récifs par un ou plusieurs événements extrêmes, il a recherché les traces de ces événements dans la mémoire collective où il restait un signalement, sans datation précise. Il a ainsi conduit un travail d'enquête auprès de la population Pa'umotu, notamment des plus anciens, dont il a recoupé les résultats avec les données de la marine – archives photographiques, relevés de positions de bateaux – et des datations isotopiques des blocs rocheux. La combinaison des approches physique, naturaliste et de sciences humaines et sociales a permis de dater scientifiquement l'événement à 1906, ce qui n'était que présumé.
J'insiste sur la nécessité de ne pas mener des recherches qui découplent les approches de SHS, naturaliste ou physique. On ne peut pas parvenir à comprendre, ni à gérer efficacement les risques naturels si l'on obère l'une de ces deux dimensions. Ce n'est pas un hasard si la géographie s'affirme comme la discipline la mieux à même de faire dialoguer les spécialistes des SHS et ceux des aléas naturels.
S'agissant des médias et de la diffusion des messages d'information, j'ai observé des pratiques assez proches dans différents États du Pacifique où j'ai mené des recherches – Hawaï, îles Samoa, îles Fidji, Polynésie française – et en métropole, lorsque j'ai étudié la submersion marine dans le marais de Dol, près du mont Saint-Michel. En France, si je grossis le trait, le politique a une vision infantilisante de la population vivant dans les zones à risque : lors de mes travaux dans le pays de Saint-Malo et la baie du mont Saint-Michel, j'ai plusieurs fois entendu dire qu'il ne fallait pas inquiéter la population. Or développer une culture du risque, c'est éviter la politique de l'autruche : il faut informer la population, lui faire prendre conscience qu'un danger existe. Celui-ci n'est pas présent au quotidien mais s'il survient, il faut connaître les bons comportements et les réflexes à adopter.
Certaines bonnes pratiques que j'ai pu observer à Hawaï pourraient être déployées dans les territoires d'outre-mer où il existe un risque de tsunami. Sur l'île hawaïenne de Big Island, qui a été frappée par un tsunami meurtrier en 1960, des panneaux de signalisation matérialisent la partie du territoire exposée au risque de submersion. Ces signaux ne sont pas anxiogènes mais ils permettent à la population de savoir ce qu'elle doit faire si les sirènes retentissent. Matérialiser les zones à risque dans l'espace par des signaux, des pointillés ou des indications sur les bâtiments serait une première étape de développement d'une culture du risque non anxiogène.
Depuis cinq ans, j'ai réorienté mes travaux scientifiques vers des formes de médiation scientifique alternatives, pour trouver de nouvelles façons de diffuser une culture du risque. Ces nouvelles voies consistent à dédramatiser l'aléa, par des actions impliquant les arts visuels – conférences performées, expositions d'art contemporain, production de supports écrits rudimentaires comme les fanzines par tous, des plus jeunes aux plus anciens.
Pour ce qui est du lien entre recherche académique, experts et décideurs, la Polynésie française connaît un problème structurel lié à l'étroitesse du spectre de recherche académique du fait du nombre limité de chercheurs ou d'enseignants-chercheurs présents dans le territoire. Toutes les disciplines ne peuvent être représentées, et, lorsqu'elles le sont, un isolement géographique des chercheurs limite leur capacité d'action. L'écologie corallienne en constitue une exception car les laboratoires polynésiens, notamment le Centre de recherche insulaire et observatoire de l'environnement (Criobe), positionnent la Polynésie comme un centre d'excellence mondial dans le domaine.
Palliant une partie de ce problème structurel, les travaux menés par des chercheurs métropolitains sont parfois déconnectés des acteurs locaux. La diffusion des recherches auprès des experts et des décideurs est insuffisante, voire inexistante. Il existe aussi un décalage entre une recherche fondamentale dont la valorisation et la diffusion s'effectuent de plus en plus à l'échelle internationale, en anglais, et une demande locale de connaissances scientifiques immédiatement accessibles, en français ou dans les langues régionales – pa'umotu, marquisien, etc. S'y ajoute le turnover des experts et, parfois, des représentants de l'État, si bien qu'il est souvent difficile, pour ne pas dire décourageant, de s'impliquer.
Pour résoudre ce problème, la coopération interétatique à l'échelle du Pacifique Sud est prometteuse. Des expériences ont été menées lors des crises afin d'impliquer des équipes de chercheurs d'Australie, de Nouvelle-Zélande, des Samoa, des Fidji ou de Polynésie, mandatées par l'Unesco.
S'agissant de l'acceptabilité des politiques de prévention des risques, la Polynésie est compétente depuis 2001 pour adopter les PPRN, en application des règles locales du code de l'aménagement de la Polynésie française. En 2018, quarante-huit PPRN ont été prescrits, mais seulement deux plans ont été adoptés, pour les communes de Punaauia sur l'île de Tahiti et de Rurutu dans les îles Australes, quand la Polynésie française compte soixante-seize îles habitées. L'État reste néanmoins compétent pour la gestion de l'urgence et des situations de crise en matière de risques naturels.
L'adoption des PPRN se heurte toutefois à trois écueils spécifiques à la Polynésie. Se pose d'abord le problème du foncier et de l'indivision, ce que l'on l'appelle les « affaires de terre » c'est-à-dire les successions non liquidées sur plusieurs générations découlant des normes pré-européennes. Le PPRN peut ajouter une couche supplémentaire de frustrations à cette source de tensions. Dans les atolls, la ressource foncière est par ailleurs limitée.
Le deuxième écueil est l'absence de dispositifs financiers associés au PPRN : en l'état actuel du droit polynésien, seule la planification préventive des risques est envisagée. Si la volonté d'assurer ainsi la sécurité des biens et des personnes est louable, l'absence de tout dispositif financier pérenne fragilise l'édifice et crée un déséquilibre entre la recherche de la sécurité et les contraintes qui pèsent sur les individus.
Enfin, on constate une méfiance des acteurs locaux à l'égard des plans de prévention des risques naturels, qui repose en partie sur les décisions prises en 2017 par le tribunal administratif de Papeete à la suite de la contestation du PPRN de Punaauia. Les populations ont eu le sentiment que les PPRN figeaient l'occupation de l'espace et contraignaient tout projet de développement futur, indépendamment d'éventuelles solutions géotechniques. Dans les faits, les conseils municipaux n'adoptent pas les plans – leur avis n'est que consultatif – et le pays ne mobilise pas les outils juridiques du code de l'aménagement pour anticiper l'application des PPRN en cours, alors que l'urgence le justifierait. On trouve toutefois, à Fakarava et à Rangiroa, des plans généraux d'aménagement comportant des zones de recul : ces solutions locales traduisent la conscience que ces communes ont du danger.
Enfin, le fonds Barnier n'est pas applicable à la Polynésie française, du fait du statut d'autonomie qui la régit. L'extension de son champ d'application à ce pays d'outre-mer n'est pas non plus à l'ordre du jour.