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Intervention de Maud Devès

Réunion du lundi 11 mars 2024 à 15h00
Commission d'enquête sur la gestion des risques naturels majeurs dans les territoires d'outre-mer

Maud Devès, maîtresse de conférences à l'université Paris Cité :

Les questions que vous m'avez adressées étant vastes et fort complexes, je m'efforcerai surtout d'ouvrir des pistes de réflexion. Je remercie tout d'abord pour leur aide mes collègues du Crisis-Lab de Sciences Po, de l'Institut de physique du globe de Paris (IPGP), du Centre de recherches psychanalyse, médecine et société (CRPMS), du Centre des politiques de la terre et du laboratoire PHEEAC – pouvoirs, histoire, esclavage, environnement Atlantique, Caraïbe – de l'université des Antilles.

En France, il existe en effet une communauté de recherche très active sur l'étude des catastrophes, des risques et des crises, dont une partie travaille sur les risques liés aux phénomènes naturels. Certains chercheurs, dont je suis, s'intéressent plus particulièrement aux territoires ultramarins : après un doctorat en géophysique et une formation en psychologie, j'ai rejoint l'université Paris Cité pour occuper un poste interdisciplinaire. J'ai principalement travaillé aux Antilles et à Mayotte.

Les questions soulevées par la gestion des risques suscitent de fortes résonances, que ces derniers soient ou non liés à des phénomènes naturels, qu'ils concernent la métropole ou les territoires ultramarins. Il semble difficile d'étudier les risques naturels sans considérer les autres risques pesant sur un territoire ou d'examiner les risques dans les outre-mer indépendamment de leur gestion dans l'Hexagone. De nombreuses études soulignent néanmoins les défis particuliers auxquels sont confrontés les outre-mer – la superposition de nombreux aléas, l'existence de vulnérabilités exacerbées, des controverses très présentes, des contraintes liées à l'éloignement et à l'insularité. Comme le souligne le Cadre d'action de Sendai, la réduction des risques de catastrophe réside pour une grande part dans l'emboîtement des échelles de gouvernance, qui implique une grande diversité d'acteurs aux priorités parfois contrastées. C'est particulièrement le cas des risques majeurs, susceptibles d'affecter toutes les composantes d'un territoire, et qui nécessitent de mobiliser les échelons territoriaux, zonaux et nationaux ainsi que les compétences de multiples ministères.

S'agissant des apports de la recherche en sciences humaines et sociales (SHS), s'il fallait ne retenir que deux choses, la première serait que les catastrophes naturelles à proprement parler n'existent pas – ce sont des facteurs humains, politiques, sociaux, organisationnels, structurels qui font la catastrophe – et la seconde qu'améliorer le suivi et la prévision des phénomènes dangereux est essentiel mais que cela ne suffit pas à réduire le risque. Il n'est pas suffisant que des scientifiques sachent, encore faut-il que la connaissance produite sorte des laboratoires et des instituts, et qu'elle soit partagée de manière utile et efficace avec tous les acteurs de la chaîne du risque – autorités administratives et politiques, élus, habitants, médias, etc.

L'information et la sensibilisation aux risques sont la plupart du temps assurées de manière descendante par des experts formés aux sciences naturelles, alors qu'il faudrait plutôt commencer par comprendre les défis que les communautés doivent relever. L'enjeu est donc de développer, outre l'expertise en sciences naturelles, une expertise en sciences humaines et sociales au service des politiques publiques de réduction des risques.

Les apports des SHS sont multiples : ils concernent aussi bien l'avant que le pendant et l'après-catastrophe, sur laquelle ma collègue Annabelle Moatty s'exprimera bientôt. Je m'attacherai pour ma part à la prévention, la préparation et la gestion de crise, qui sont autant de moments clés pour créer les conditions de résilience de l'après-crise.

Concernant la mémoire et l'expérience des événements passés, les études montrent que les personnes et les groupes ayant déjà vécu une catastrophe ont tendance à développer une culture du risque qui les prépare à mieux faire face à un événement futur. Ce résultat est pourtant à nuancer : la mémoire se construit souvent sur la base d'événements singuliers dont rien ne dit qu'ils soient de bons prototypes des événements à venir. En Martinique, par exemple, la perception du risque volcanique est biaisée par la mémoire de l'éruption de 1902. Rien ne dit que la prochaine éruption lui ressemblera : elle pourrait toucher des communes qui n'avaient pas été affectées à l'époque. D'ailleurs, en la nommant régulièrement la « catastrophe de Saint-Pierre », on oblitère le fait que d'autres communes avaient été gravement touchées.

Les risques majeurs correspondent à des événements peu fréquents : le dernier en date a davantage de chances de marquer les esprits mais le prendre pour référence peut conduire à mésestimer ou à sous-évaluer le risque.

Une autre limite de cette culture du risque est liée à la diversité des aléas présents en outre-mer. Aux Antilles, par exemple, du fait de la récurrence de ces événements, le risque de cyclone est bien connu de l'ensemble de la population, qui sait en général quel comportement adopter pour se protéger. Si le risque sismique est également très présent dans les esprits, les anciennes générations ont été moins bien formées que les nouvelles. Quant à Mayotte, elle vient de se redécouvrir une histoire volcanique. D'une manière générale, la culture du risque est très inégalement partagée selon les territoires, les aléas et les catégories de population considérés.

Les médias jouent un rôle différent avant, pendant ou après la catastrophe. On sait que les populations se mobilisent peu ou tardivement si l'événement est perçu comme ayant très peu de risque de se produire ou comme étant d'une intensité telle qu'il serait impossible s'y préparer. Or les recherches en sciences sociales montrent que, dans les pays occidentaux, la perception des catastrophes est très fortement influencée par les représentations qui circulent dans les médias. Pourtant, les journalistes ne sont pas formés à la question des risques : ils tendent à ne couvrir que les phases d'urgence et à reproduire des mythes que les sciences humaines et sociales ont déconstruits depuis longtemps.

Il en va ainsi du mythe selon lequel la population sinistrée serait paniquée, sidérée, en proie au chaos et incapable de se secourir par elle-même. Toutes les études montrent au contraire que, lors d'une catastrophe, les personnes tendent plutôt à adopter des comportements responsables et que des organisations ad hoc émergent, qui assurent secours, entraide et contrôle social. Évidemment, celles et ceux qui viennent de subir un séisme de magnitude 8 et ont vu périr leurs proches ne sont pas dans leur état normal, et une population qui se trouve brutalement sans ressources cherchera à se ravitailler dans les magasins avoisinants, mais la question qui se pose n'est pas celle de l'ordre public.

Ce mythe de la panique qui engendrerait le chaos conduit à adopter des discours rassuristes, qui alimentent la défiance. Ces propos peuvent même mener à une mauvaise appréciation des ressources à mobiliser, comme cela s'est produit aux États-Unis lors de l'ouragan Katrina. Les populations réclament non d'être rassurées mais d'être informées avec transparence, précision, simplicité, compassion et cohérence. Elles ont aussi besoin d'être accompagnées dans les démarches qu'elles entreprennent spontanément.

On sait que la radio, la télévision et la presse quotidienne sont très suivies par les populations en période de crise. Ces médias constituent un espace essentiel de partage d'expérience et de débat, qui permet de restaurer le sentiment d'appartenance au collectif et de faire émerger des pistes de solutions communes. Aux Antilles, pendant la saison cyclonique, les radios jouent un rôle très important, en ouvrant leurs antennes à la population, qui peut s'y exprimer librement.

Pour ce qui est de la diffusion des messages d'information aux populations, le déploiement de FR-Alert est un progrès indéniable. Il conviendrait cependant qu'il soit utilisé de manière ascendante ou horizontale, comme d'ailleurs les réseaux sociaux, afin d'échanger, de partager des informations et de faire remonter des données aux autorités. Souvent, la population sinistrée connaît mieux la situation sur place, notamment les zones les plus touchées ou les personnes bloquées dans les habitations. Des initiatives comme celles des volontaires internationaux en soutien opérationnel virtuel (Visov) sont intéressantes.

Réussir à envoyer un message d'alerte de manière efficace n'est pas le seul défi : il faut aussi s'assurer que l'information a été comprise et qu'elle soit acceptée. Cela dépend beaucoup de ce qui a été mis en place en amont de la phase d'urgence. Les recherches montrent que l'information est d'autant mieux intégrée qu'elle correspond à ce qui est connu antérieurement, d'où l'importance du travail de sensibilisation et de prévention.

Pour que l'information circule efficacement en temps de crise, il est déterminant d'avoir su établir une relation de confiance avec la population. L'information est en effet jaugée à l'aune de la crédibilité et de la légitimité que l'on attribue à celui qui la transmet. Si l'énonciateur du message est perçu comme fiable, il devient possible de faire passer des messages, même complexes. De ce point de vue, il est intéressant d'associer des personnalités locales, capables de traduire et d'expliquer. La population a aussi besoin de sentir que les décisions sont prises sur le fondement de valeurs et de préoccupations partagées. La confiance a une fâcheuse tendance à migrer d'un domaine à l'autre : la crise de la Soufrière, en 1976, ou le scandale du chlordécone sont autant de coups qui lui sont portés.

Concernant les liens entre recherche académique, expertise et décision, faire de la recherche n'est pas la même chose qu'intervenir comme expert dans un processus d'aide à la décision : les contraintes et les attendus sont différents. On observe souvent des incompréhensions entre chercheurs et opérationnels car ils n'appartiennent pas au même monde et chacun méconnaît le métier de l'autre. Cette absence d'interconnaissance pose des problèmes lors d'une crise, notamment dans le cas d'événements peu fréquents, où la robustesse de l'interface entre expertise et décision n'a pas été éprouvée. Elle pose également des problèmes en amont de la crise, lorsque le transfert des connaissances académiques tarde à se faire, par exemple pour améliorer les plans de prévention des risques.

Afin d'améliorer la coopération, il faut s'appuyer sur des experts ayant un pied dans la recherche et menant une forme de recherche-action, à visée opérationnelle, comme sur des opérationnels engagés dans une démarche réflexive. Il importe aussi d'ouvrir les lieux de la gestion de crise aux chercheurs, qui ont l'avantage d'être des observateurs neutres, au long cours, des processus décisionnels, et qui peuvent aider à désiloter l'analyse et les retours d'expérience.

Il a aussi été montré qu'au-delà de l'expertise, la coordination entre les acteurs à différents échelons est primordiale. Elle doit se construire en amont de la catastrophe. Il est ainsi important d'associer les acteurs locaux – maires, associations – à la phase de prévention et de préparation. Seul un travail au long cours peut permettre de construire les conditions de la confiance et de l'agilité.

Les crises liées aux risques majeurs sont par essence complexes. Toutes les compétences sont à réunir autour de la table car les problèmes sont énormes – déplacements massifs de populations, approvisionnement en vivres et eau potable de régions géographiquement éloignées, gestion de déchets produits de manière soudaine et en quantité massive, impact sur les infrastructures critiques, risques technologiques engendrés par un événement naturel (Natech), pollution environnementale, impact sur la santé physique et mentale des habitants, qui se compte non en mois ou années mais en décennies. Dans certains pays, la réduction des risques de catastrophe est du ressort d'agences interministérielles. En France, où nous marchons sur plusieurs pattes, la capacité à se synchroniser est essentielle.

La mise à jour du plan Orsec (organisation de la réponse de sécurité civile) Volcans en Martinique fournit un bon exemple d'une démarche concertée avec l'ensemble des parties, dans laquelle le préfet s'est assuré de la participation de tous. S'il demeure un plan d'intervention, il préfigure toutefois par sa production une gouvernance élargie de la crise le moment venu. Nous menons actuellement des travaux avec la sécurité civile sur la préparation et l'anticipation d'une crise volcanique majeure en outre-mer, et instaurons une démarche de coconstruction avec le niveau national, zonal et territorial. Ce travail de coordination est nécessaire mais il prend du temps, un temps que nos institutions ne nous accordent pas toujours et qui n'est pas valorisé dans le curriculum des chercheurs.

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